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LITTÉRATURE ANGLAISE.

avait, aux yeux de Mme Bulwer, le plus grave de tous les torts, il avait fort négligé Mme Bulwer. Celle-ci, après s’être séparée de lui légalement, a cherché vengeance. Quoi, dites-vous, vengeance secrète, facile, prompte, féminine ? Nous n’en savons rien, l’histoire ne le dit pas, quoique Mme Bulwer elle-même semble l’indiquer clairement dans son œuvre. Quant à la vengeance publique, la voici, c’est son roman, ce roman anti-marital dont on s’entretient depuis deux mois dans tous les drawing-rooms de la Grande-Bretagne ; il a pour titre Cheveley ou l’Homme d’honneur ; il est détestable et fort scandaleux.

Cheveley est un factum contre Maltravers.

Le roman du mari, Ernest Maltravers, est renversé, de fond en comble, par le roman de la femme. Elle reprend en sous-œuvre les personnages que son mari a mis en scène ; elle les montre blancs, quand il les a faits noirs ; bleus, quand il les a faits verts ; petits, quand il les a montrés énormes, à peu près comme ces miroirs d’optique, qui allongent ou raccourcissent les visages. Vous vous amuseriez fort de cette double narration romanesque, où tout ce qui est hideux à droite devient adorable à gauche, où tout ce qui est honnête d’une part devient malhonnête et mauvais d’une autre. C’est là ce qui amuse l’Angleterre, friande de ces scandales, amoureuse de ces forfaits domestiques et de ces crimes intimes, comme une bourgeoise curieuse qui n’a rien à faire. On compare Cheveley à Maltravers, Maltravers à Cheveley. On trouve des torts au mari, des faiblesses à la femme ; on rit tout bas ; on blâme tout haut. Ce monde étrange de l’Angleterre, ce monde d’étiquette et glacé par ses habitudes, se sent heureux d’un mouvement qui agite un peu ses vagues mortes. Il y a du côté du mari beaucoup de talent, du côté de la femme un grand désir de malice. Si le mari avoue, en les platonisant, ses conquêtes amoureuses, la femme dévoile avec beaucoup de candeur les agitations de son ame et son inclination vive pour lord Cheveley. L’un convient que Maltravers a vécu long-temps avec une Agnès Sorel de village à laquelle il a fait apprendre le piano ; l’autre raconte ingénument une soirée solitaire à Venise, pendant laquelle soirée lord Clifford (c’est le Maltravers de lady Bulwer) était au bal ; puis un évanouissement, un bras démis par la brutalité du mari, un corset délacé, un sofa, une nuit sur l’Adriatique, lord Cheveley près de là. Que sais-je ? La scène de roman la moins équivoque, et celle qui se concilie le moins avec les exigences de la loi conjugale.

Lady Bulwer n’est pas, nous le croyons du moins, de race anglaise, mais de sang belge. Elle a eu grande peine, comme toutes les étran-