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SALON DE 1839.

tant quelquefois trop entièrement sur leur popularité pour le succès de ses ouvrages. Sa couleur était agréable, sans être puissante, quelquefois un peu monotone par l’excès des glacis roussâtres qu’il semblait affectionner, et dont il salissait uniformément et de parti-pris toutes ses couleurs. C’était une espèce de sauce, qu’on me pardonne ce mot, qui déguisait tout. Il cherchait et trouvait souvent des expressions pleines de naïveté et de grace. Sous ce rapport, il paraissait prendre Greuze pour modèle. À son exemple, il faisait de la tragédie bourgeoise en peinture, comme les Allemands, il y a quelques années, en faisaient en littérature. Quant à son exécution, elle était ordinairement peu correcte et souvent lâchée. On pouvait comparer la plupart de ses ouvrages à de jolies esquisses, qui, pour devenir de bons tableaux, n’avaient besoin que d’un peu de lumière et d’un peu de fermeté dans le dessin.

Il est d’observation constante que, dans la carrière d’un artiste, l’exécution perd rapidement de sa précision et de sa fermeté, quelque soignée qu’elle ait été d’abord. À la minutie succède, chez les maîtres, une manière large. Ils sont alors à l’apogée de leur talent. Vient ensuite une facilité qui a son mérite, mais qui dégénère à la longue en mollesse. En un mot, tout peintre se lâche à mesure qu’il avance dans sa carrière. Ce terme d’atelier résume parfaitement ce que j’ai essayé d’expliquer longuement tout à l’heure. Raphaël, pour prendre un exemple frappant, a commencé par le précieux du Pérugin. Ses derniers tableaux sont largement peints, et sa mort prématurée n’a pas permis de voir si cet étonnant génie se serait soustrait à la fatalité que je viens de signaler. Dans une école bien différente, Rubens, à ses débuts, est presque aussi précis que son maître Otto Vénius ; ses dernières pages offrent l’idéal du lâché.

D’après cette triste loi, on aurait pu prédire la décadence rapide du talent de M. Scheffer, que sa facilité devait bientôt entraîner à sa perte. Le contraire me surprend agréablement, et je ne vois rien à dire, sinon que l’exception confirme la règle.

Il paraît que M. Scheffer, guidé par une sagacité peu commune, a compris qu’il faisait fausse route. Il n’a pas voulu être un fabricant de tableaux, et c’est un éloge rare dans l’époque commerciale où nous avons le bonheur de vivre, que ce désintéressement d’artiste ; car, à coup sûr, ses jolies esquisses trouvaient plus d’acheteurs que n’en auront peut-être ses tableaux. Sans se laisser éblouir par de faciles succès, il a constamment travaillé pour acquérir les qualités qui lui manquaient, et s’il ne les a pas toutes acquises, du moins ses progrès