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tains points, M. le duc de Broglie l’est infiniment peu sur d’autres, et M. de Châteaubriant a dit de lui avec beaucoup de vérité : « M. de Broglie a de la peine à conclure, parce qu’il reste suspendu entre les doutes de son esprit et les scrupules de sa conscience ; indécision heureuse qui vient de l’intégrité. » L’intérieur du cabinet du 12 mai n’offre déjà qu’une lutte trop vive d’opinions, et M. de Broglie ne mettrait pas un terme à l’indécision qu’il montre dans les affaires. Le moyen de s’entendre si, après avoir mis en pratique la politique extérieure de M. Thiers qu’il avait combattue, le ministère exécutait celle de M. de Broglie ! et quel rôle jouerait le maréchal Soult qu’on verrait ainsi couvrir de son nom, et en si peu de temps, des phases si différentes ?

En voyant s’établir un ministère de coalition, nous avions pensé que M. Thiers et M. Guizot devaient y trouver leur place. C’est encore notre opinion. M. Duchâtel, homme spécial très distingué, n’est pas assez maître dans son parti pour l’engager par sa présence aux affaires ; et nous le voyons, puisque le ministère est tiraillé d’un côté par M. de Broglie, et de l’autre par M. Guizot, du moins par leurs amis. D’un autre côté, M. Passy et M. Dufaure représentent le centre gauche au même titre que M. Duchâtel représente le parti doctrinaire, et ils l’engagent si peu, que la majorité du centre gauche ne semble pas très favorable au ministère. On peut donc dire, sans blesser personne, que les deux partis ne se touchent aux affaires que par leur petit côté. Ne pourrait-il pas en arriver que nos affaires en devinssent un peu petites. Parlons avec franchise. Nous n’avons pas été pour ce système de fusion, ou plutôt de confusion de tous les principes ; mais, puisqu’il a été adopté, nous en voulons la partie élevée, et nous la demandons dans une acception large. En admettant M. Thiers et M. Guizot dans le cabinet, le centre gauche et le centre droit s’allieraient par leurs idées ; ce seraient deux forces qui s’uniraient, et non deux faiblesses. Nous ne désirions pas voir les différens chefs de parti dans un même cabinet, nous l’avons dit souvent ; mais nous n’entendions pas que les seconds rangs entreraient sans eux aux affaires, et en souhaitant la présence des chefs, nous parlons dans l’intérêt des partis eux-mêmes. Quelle confiance inspirera le centre gauche quand M. Passy et M. Dufaure l’auront représenté aux affaires sans résultats avantageux pour le pays ? Et le parti doctrinaire recevra-t-il beaucoup de lustre de la présence d’un bon ministre des finances au ministère de l’intérieur ? On nous objectera peut-être que M. le duc de Broglie est un des chefs du parti doctrinaire, et que nous voyons des inconvéniens à son entrée aux affaires. Nous en voyons en effet, et les voici : c’est que M. le duc de Broglie, ministre des affaires étrangères, amène infailliblement M. Guizot et écarte M. Thiers, et il en résulterait un ministère doctrinaire, et non un ministère de coalition.

Nous ne parlons pas de la situation extérieure, qui demande, dans ces circonstances si critiques, une connaissance profonde des affaires générales, une plume exercée, pour présenter nos affaires et nos prétentions sous un jour favorable aux cabinets étrangers, une voix éloquente pour inspirer la confiance à la chambre et rassurer le pays. À nous en tenir aux affaires intérieures, ne voit-on pas, par le rapport fait à la chambre des pairs, que la direction et la surveillance du dedans exigent, non pas seulement un esprit juste et fin, non pas seulement une volonté ferme, mais un caractère qui ait fait ses preuves d’énergie et de force, une volonté qui ait déjà fait plier les partis. Sérieusement, tout en reconnaissant les hautes qualités des deux hommes