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intérêts commerciaux des puissances devraient, selon l’usage établi, être protégés par des croisières dans la mer Noire comme ailleurs. La Russie jouirait d’ailleurs, comme les autres puissances, du passage des Dardanelles, et ses vaisseaux pourraient y passer pour se rendre dans la Méditerranée. Des stations anglaise et française suffiraient pour rassurer Constantinople sur les visites des escadres russes dans cette partie de la mer Noire. La justice se trouverait donc répartie également, les droits des tiers assurés ; et si la Russie, ajoute-t-on, se trouvait disposée à la résistance, ce serait un fait heureux, car elle ne doit sa force qu’à l’indécision où est l’Europe depuis dix ans.

Ces considérations et ces vues, émises dans la presse et dans la commission de la chambre, vues qu’on dit émanées de M. le duc de Broglie, trancheraient sans doute d’une manière favorable les embarras qui se présentent depuis tant d’années en Orient, et il serait à désirer qu’elles fussent toutes praticables. Mais le sont-elles ? Voilà la question. On a parlé d’une note remise, il y a quelques années, par la France, dans laquelle le gouvernement français déclarait ne pas reconnaître le traité d’Unkiar-Skelessi, quant à ce qui nous concerne. Cette note, si elle a été remise, tendait, en réalité, à prévoir le cas d’une guerre entre la Russie et une des puissances, et à déterminer d’avance la conduite de la France, si la Porte ottomane lui interdisait alors l’entrée de la mer Noire, en vertu du traité en question. La note serait assurément fort digne, et du point de vue de l’avenir, elle aurait son utilité. Toutefois le programme du parti doctrinaire va plus loin. Il est également fort digne de la France, et nous désirerions voir prendre des résolutions aussi nettes dans toutes les grandes occasions ; mais ce projet, tout digne et tout français qu’il soit, rompt le statu quo que toute la diplomatie européenne s’efforce en ce moment de maintenir. Cette affaire d’Orient est, en effet, si délicate, si hérissée de difficultés de tous genres, qu’aux yeux des cabinets intéressés à la paix, le comble de l’habileté a paru jusqu’à présent de maintenir les choses telles qu’elles sont. Or, la Porte se trouve avoir conclu avec la Russie un traité de défense mutuelle, et ce traité expire dans deux ans. La Porte doit-elle le rompre aujourd’hui, pour entrer dans une alliance offensive et défensive d’où la Russie serait naturellement exclue, puisque, il faut bien le dire, c’est pour lui résister au besoin que cette alliance aurait lieu ? N’est-ce pas alors un cas de guerre entre la Russie et la Porte, et si la guerre est allumée, que devient le statu quo ? Il ne faut donc pas se dissimuler que la mesure proposée est un changement de ce qui existe en Orient et en Europe, une résolution vive et tranchée, et une médiation de haute main qui peut tout enflammer ; politique bien plus ardente que celle de M. Thiers à l’égard de l’Espagne, même quand M. Thiers en était encore aux idées d’intervention. Si c’est là, comme on l’annonce, la politique de M. de Broglie, ce serait assurément, puisqu’on en est à chercher un ministre des affaires étrangères, M. Thiers qui serait le plus modéré. La politique de M. Thiers est cependant bien anglaise, c’est-à-dire qu’elle se base sur l’alliance des deux nations ; mais elle ne va pas jusqu’à tout risquer tout à coup, sur une question où la France est toujours un peu moins directement intéressée que l’Angleterre.

On doit peu compter sur l’Autriche, qui ne peut s’empêcher de voir dans l’alliance de la France et de l’Angleterre l’union des forces constitutionnelles ; mais le traité en question pourra être conclu entre ces deux dernières puissances, et peut-être les bases en seront-elles jetées, si elles ne le sont déjà. Mais