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LETTRES POLITIQUES.

conçu par la Russie. Du temps de Napoléon et de ses idées sur l’Inde, il ne s’agissait que de porter là une armée ; mais la Russie cherchant à s’ouvrir la même route pour ses marchandises, le cas nous semblerait bien plus dangereux. Les intérêts de la boutique seraient menacés, et voilà ce qui nous ferait frémir et courir à nos armes, comme les gardes nationaux de la rue Saint-Martin et de la rue Bar-du-Bec, quand ils s’aperçoivent que l’émeute compromet la vente et les empêche d’étrenner depuis trois jours. Ce ne sont pas, Dieu me damne et me pardonne ce jurement ! les moustaches des soldats de l’empereur des Russies qui nous font peur, mais les barbes de ses marchands. Vous aurez beau vouloir me rassurer en me parlant de l’antiquité et de la solidité du commerce anglais, du perfectionnement des procédés de fabrication et des machines dans la patrie de Watt, de Hargraves et d’Arkwright, et du peu de consistance de l’industrie naissante des Moscovites, nous sommes trop expérimentés pour méconnaître la fragilité des relations commerciales, et nous ne nous rassurerons pas. Savez-vous, monsieur, que si le roi d’Espagne n’avait pas fait autrefois présent de quelques moutons au roi de Saxe, la péninsule ibérique importerait aujourd’hui en Angleterre vingt-six millions de laine qu’y envoie aujourd’hui la Saxe, laquelle vendait à peine, en 1812, quelques centaines de livres de laine à mes compatriotes ?

Suivez-moi, monsieur, tout Anglais est un peu marchand, et je vais vous faire cheminer entre des ballots de marchandises. Veuillez seulement, avant que de commencer cette promenade, donner place dans votre esprit à deux remarques que je vais vous faire, l’une comme Anglais, l’autre en ma qualité d’homme impartial et juste. D’abord, monsieur, ne doutez pas que la puissance de l’Angleterre dans l’Inde ne soit solidement assurée, et que ce ne soit une puissance formidable. Nous l’avons établie par trop de persévérance, d’habileté et de sacrifices à la fois, pour qu’elle tombe ainsi devant le premier ennemi venu. Je n’ai pas besoin de vous faire notre histoire dans l’Inde. Vous savez, comme moi, que dès que nous avons pu établir quelque part dans ce pays une administration pacifique, nous l’avons fait en respectant les lois, les mœurs et les usages. L’Angleterre s’est fait véritablement asiatique dans l’Inde. Jamais nous n’y contraignons les indigènes à se rapprocher de nous et à nous rendre des services ; mais nous récompensons avec générosité tous ceux qui nous servent, et il n’est pas un Indien dont nous n’assurions le sort ou celui de sa famille, quand il s’est exposé pour nos intérêts. L’Angleterre ne craint donc pas pour l’Inde, et si elle désire établir une