Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 18.djvu/876

Cette page a été validée par deux contributeurs.
872
REVUE DES DEUX MONDES.

homme, condamné à un supplice sans espérance et sans fin, « jusqu’à ce qu’un dieu vienne l’affranchir en se chargeant de ses souffrances. » Cette double pensée se peint bien dans Virgile. Lorsqu’il est croyant, initié, prophète (vates), qu’avec un admirable instinct de poète il recueille les vérités éparses que chantent les oracles, que cachent les mystères, que les sibylles jettent au vent, il annonce le principe d’une ère nouvelle ; dans un enfant, « auquel ses parens n’ont pas souri et que sa mère vient d’enfanter après dix mois de douleur, » il découvre « un rejeton descendu du ciel, le grand accroissement de Jupiter : » alors, dans un magnifique élan, il invite toute la création à saluer ce fils des dieux, il voit déjà « le monde tressaillir sur son axe ébranlé, le ciel, la terre, les eaux, toute chose se réjouira la vue du siècle qui doit venir. » Mais, lorsque ensuite l’inspiration a défailli et que les oracles ne lui parlent plus, qu’il retombe sur la pauvre et imbécile nature humaine, frappé de cette fatalité qui emporte toute chose vers le pire, il compare le destin du monde à une barque que les efforts des rameurs ont à grand’peine poussée quelque peu contre le cours du fleuve ; si les bras se ralentissent un moment, le fleuve ressaisit la nef, et la puissance impétueuse des eaux la rejette bien loin en arrière.

Sic omnia fatis,
In pejus ruere ac retrò sublapsa referri :
Haud aliter quam qui adverso vix flumine lembum
Remigiis subigit, si brachia fortè remisit ;
Atque illum in præceps prono rapit alveus amni
.
(Georg.)

Et nous, ne croyons pas plus au fatalisme dans le bien qu’au fatalisme dans le mal. Que des siècles de progrès ne nous poussent pas à une espérance orgueilleuse, comme des siècles de décadence poussaient l’antiquité au désespoir. Si le monde est fatalement conduit vers le bien, à quoi bon travailler pour lui ? Si le progrès se fait par la seule force des choses, pourquoi se mettre en peine du progrès ? Ce vague optimisme dont on veut faire toute une philosophie, cette croyance à un progrès inévitable, quoiqu’il ne soit jamais défini, ne tombe-t-elle pas vers un quiétisme orgueilleux, qui, comptant sur la raison des choses ou sur quelque divinité aussi vague, se croiserait les bras et la laisserait faire ? Le monde a marché, certes, depuis le temps où Néron le gouvernait ; mais comment a-t-il marché, sinon par le secours de Dieu d’un côté, et de l’autre par ses propres