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porte, au lieu de blé, de la poudre du Nil pour les élégans lutteurs du palais. La nuit retentit de quolibets contre Néron[1], et tout à coup ce pouvoir colossal ne se fait plus obéir dans les carrefours de Rome. Puis viennent les rêves et les présages. Néron a vu des fourmis qui le dévorent (Tibère eut une imagination pareille) ; il a vu son cheval favori, Asturcon, changé en singe, sauf la tête qui hennit en mesure ; le mausolée d’Auguste s’est ouvert, et une voix en est sortie qui appelait César par son nom ; et dans le dernier rôle qu’il a chanté, Néron est tombé en prononçant ce vers : « Père, mère, épouse, me poussent à la mort ! » Enfin il se voit en songe au théâtre de Pompée ; les statues des quatorze nations de l’empire s’ébranlent de leur place, descendent vers lui et l’investissent : image vive de ce mouvement national qui portait le monde contre lui, et que pourtant il ne connaissait pas encore tout entier ; car la révolte marchait sans obstacle. Galba, dont Néron avait confisqué les biens à Rome, confisquait en Espagne ceux de Néron, et trouvait des acheteurs ; Vindex, dont il avait mis la tête à prix, répondait : « Néron promet dix millions de sesterces à qui me tuera ; je promets ma tête à qui m’apportera celle de Néron ! » quand tout à coup surgit un mouvement nouveau, que l’insuffisance des récits venus jusqu’à nous, et surtout la perte des écrits de Tacite, ne nous permettent pas de bien apprécier. Virginius, commandant de la Germanie supérieure, marcha contre Vindex. Mais après une entrevue ils étaient sur le point de s’entendre, quand les légions commencèrent d’elles-mêmes l’attaque. Vingt mille Gaulois périrent ; Vindex se tua. Virginius, en patriote romain ou en sage ambitieux, refusa l’empire de la main des soldats, et proclama souverain le choix du sénat et du peuple : prudent refus qui lui valut le rare bonheur d’échapper pendant trente ans aux défiances de tous les Césars, et de mourir, à quatre-vingt-trois ans, chargé d’honneurs, vénéré de Rome parce que sa vertu l’avait mis en dehors d’elle, loué solennellement par Tacite, et, comme dit Pline, ayant assisté au jugement de la postérité sur lui-même[2].

En même temps, une de ces alarmes dont rien ne peut rendre compte détruisait les espérances de Galba : ses soldats lui obéissaient

  1. Etiam Gallos eum cantando excitasse…Noctibus jurgia simulantes… vindicem poscebant. (Suet., 45.)
  2. Suæ posteritati interfuit. — Sur ce mouvement et sur Virginius lui-même, voyez Dion., 63 ; Plut., In Galb. ; Suét., In Ner., 47, In Galb., 11 ; Tacit., ibid. ; Plin., Ep., II, 1, VI, 10, IX, 19.