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LES CÉSARS.

D’où sa ruine pouvait-elle venir ? Du parti stoïque et patricien ? Ce parti s’était reconnu impuissant à la guerre civile. Du peuple de Rome ? Du sénat, de l’armée, des provinces ? Disons ce qu’était tout cela, et surtout le peuple, incompréhensible au premier coup d’œil dans l’histoire des Césars, où il apparaît tantôt factieux et redoutable, tantôt flatteur et méprisé.

Mais d’abord, quelle grandeur n’a pas à elle gens qui l’applaudissent, même sans intérêt et de bonne foi ? Au 8 thermidor, il y avait un peuple pour encenser Robespierre à sa fête des Tuileries ; au 9 thermidor, un autre peuple pour le maudire sur l’échafaud de la place Louis XV. Pénétrons plus avant. Un passage précieux de Tacite nous montre le peuple de Rome divisé en deux classes[1] : l’une dépend des sénateurs ou des chevaliers, est cliente des grandes maisons, mange leur pain, pense avec elles, n’a pas besoin de César, et par conséquent le déteste ; l’autre partie du peuple, au contraire (depuis que l’aristocratie n’est plus assez riche pour nourrir le peuple tout entier), n’a de patron que César ; elle le craint peu, par conséquent elle l’aime ; « mauvaise valetaille de la cité, amateurs de cirques et de théâtres, hommes couverts de dettes qui se mettent à la solde de la cour ; » grand point de mire des Césars, quand l’étourdissement de leur fortune permit aux Césars d’avoir une politique.

D’ailleurs, Néron est grand. Non-seulement, en ses jours de bénignité, il fait de royales économies et tranche au vif dans son budget, autrement magnifique que nos budgets modernes, et qu’un peu plus tard on estima près de huit milliards[2] ; non-seulement, en un moment de bonne humeur, il fait cadeau à ses sujets de 60 millions de sesterces par an ; non-seulement il a pensé à abolir tous les impôts indirects et à ne laisser subsister que l’impôt personnel : Néron est grand surtout quand il dépense son budget, lorsqu’en un jour il distribue 400 sesterces par tête, et, pour que le crédit n’en soit pas ébranlé, fait porter publiquement au trésor une somme de 400 millions de sesterces (80 millions de francs) ; lorsque pendant plusieurs jours de fête il fait jeter au peuple des milliers de billets, loterie grandiose où tout le monde gagne, l’un de riches étoffes, l’autre des tableaux, un cheval, un esclave, où les gros lots gagnent des perles, des pierres précieuses, des lingots, jusqu’à des navires, des maisons ou des terres, et les moins heureux ont pour consolation du blé, des oiseaux rares, des plats recherchés. Aussi ces hommes redoutent-ils

  1. Tacit., Hist., I, 5.
  2. Suét., In Vespas., 16.