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Césars, mais une passion de tous les Romains ; chacun dans sa sphère subit ce fatal instinct. Tout le labeur d’une civilisation de cinq ou six siècles, en Grèce, en Italie, en Orient, labeur plein de génie, mais sans moralité et sans vérité, n’a donc abouti qu’à faire rêver de plus chimériques rêves à quelques milliers d’oisifs Romains, à leur inventer des extravagances et des infamies nouvelles, des alimens nouveaux pour une curiosité surhumaine, un égoïsme divin et un matérialisme transcendantal que rien au monde ne peut contenter ! Cette passion sera surtout celle de Néron : rien ne le touche comme grand et beau, mais comme inoui, et, dans le sens latin du mot, comme monstrueux. C’est une persuasion et une plénitude de sa toute-puissance, qui essaie pourtant si, à quelque combat, elle peut être vaincue : organisation misérable après tout, à qui il fallait un tel pouvoir pour s’élever, même dans le mal ; nature cruelle, faute de pouvoir être forte ; gigantesque, faute de savoir être grande ; puérile, malgré tant de crimes !

Qu’est-ce pour lui que la profusion et le luxe ? Ne mettre jamais deux fois le même habit, pêcher avec des filets dorés et des cordons de pourpre, jouer 400 sesterces sur chaque point de ses dés, avoir pour ses histrions des masques, des sceptres de théâtre tout couverts de perles : c’est être riche, et voilà tout. Ses amis ne lui donnent-ils pas bien, par son ordre, des festins où l’on dépense pour 4 millions sesterces en couronnes de soie parfumées ? Poppée n’avait-elle pas des mules ferrées d’or, et cinq cents ânesses ne la suivaient-elles point partout pour remplir de leur lait la baignoire où son teint venait chercher la fraîcheur ? N’est-ce pas Othon qui lui enseigna, à lui César, à parfumer la plante de ses pieds ? et lorsque la veille Othon, soupant chez César, avait eu la tête aspergée de parfums précieux, le lendemain, César, soupant chez Othon, ne voyait-il pas de tous côtés des tuyaux d’ivoire et d’or verser sur lui une vaporeuse et fragrante rosée[1] ? Le faste et la grandeur courent les rues de Rome.

Que Néron soit le premier artiste de son siècle ; que des autels fument partout en l’honneur de sa belle voix, qui, malgré tant de soins et d’études, malgré un esclave sans cesse debout près de lui pour l’avertir de ménager ce don précieux, est fausse, sourde et fêlée ; qu’il joue tous les rôles de héros ou de dieu, d’homme ou de femme, même de femme grosse et en mal d’enfant sur la scène, si bien qu’on demande : « Que fait l’empereur ? — Il accouche ; » — que

  1. Plutarq., In Galbâ.