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RECUEILLEMENS POÉTIQUES.
et dans cette longue et pénible incarnation de l’humanité en lui, qu’il nous développe, il croit qu’il ne parle plus de lui, tandis que le je y revient sans cesse et s’y articule à chaque vers. N’admirez-vous pas l’illusion ? Le lyrique a beau faire ; il n’échappera pas à ses propres émotions ni à son ame ; c’est absolument comme dans la romance :

En songeant qu’il faut qu’on l’oublie,
On s’en souvient.

L’humanitarisme est devenu une préoccupation si chère au poète, qu’il l’introduit partout, jusque dans le Toast porté au banquet des Gallois et des Bas-Bretons. Ce banquet est destiné précisément à fêter la vieille race, la tribu, la famille, la langue distincte, le contraire, en un mot, des dîners de l’ancienne Revue encyclopédique sous M. Julien. N’importe ! voilà l’Humanité en personne, le Cosmopolitisme qui arrive dans les chants du poète ; c’est un tiers un peu immense et qui engloutit tout.

Un grain de Voltaire manque depuis long-temps à nos poètes lyriques, quelque chose comme le sentiment du rire ou du sourire. À deux pas du toast humanitaire où l’on pourrait craindre que le sentiment individuel ne se noyât, on rencontre une pièce qui a pour titre : À une jeune Fille qui me demandait de mes cheveux. Ce singulier sujet, qui ne choquera peut-être que médiocrement, me suggère une réflexion qui doit s’appliquer bien moins à l’auteur qu’à tous les poètes de ce temps-ci.

C’est que maintenant le poète se livre en scène de la tête aux pieds : le contraire avait lieu du temps de Racine. Alors il n’y avait qu’un homme ou plutôt un demi-dieu, Louis XIV, le Roi, qui fût en scène de la tête aux pieds, et il y restait, il est vrai, depuis le lever jusqu’au coucher, dans toutes les situations les plus privées, depuis la chemise que lui présentaient ses gentilshommes, jusqu’à ses amours dans les bosquets que célébraient les peintres et que roucoulaient les chanteurs. La perruque était la seule pièce, dit-on, qui tint bon contre le déshabillé ; personne ne l’avait jamais vu sans. Racine, au contraire, c’est-à-dire le poète d’alors, dérobait chastement tout ce qui était de sa personne et de son domestique, pour n’offrir ses sentimens même et ses larmes qu’à travers des créations idéales et sous des personnages enchantés. De nos jours, le Louis XIV est descendu partout ; chaque Racine s’habille et se déshabille devant le public et la perruque elle-même, dont ne se séparait jamais le roi, n’est plus restée au poète, puisqu’on lui demande de ses cheveux.