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LES CÉSARS.

Avec Thraséa fut condamnée l’élite de son parti : à la mort Soranus, son ami, qu’un délateur avait particulièrement « réclamé comme son accusé, » à l’exil Helvidius, son gendre, et Paconius. Ce dernier attendait en paix sa sentence : — On te juge au sénat, lui dit-on. — Bonne chance, répondit-il ; mais voici la cinquième heure, allons aux exercices. L’exercice fini, on lui annonce qu’il est condamné : — À l’exil ou à la mort ? — À l’exil. — Et mes biens ? — On te les laisse. — Allons dîner à Aricie. — La journée des délateurs fut belle : deux d’entre eux eurent 5,000,000 sesterces (un million) de récompense, l’autre 1,200,000 et des honneurs.

Le stoïcisme avait ses traîtres : — Soranus fut condamné sur la déposition d’un Egnatius, stoïcien hypocrite acheté par Néron ; — ses amis ardens : — un témoin parla si fortement en faveur des accusés, qu’il fut puni par la confiscation et par l’exil ; un autre, jeune homme plus tard martyr de sa croyance, fut à peine détourné par Thraséa d’user en sa faveur des prérogatives oubliées du tribunat. Ni ce courage, ni cet esprit d’association, ne s’étaient vus sous Tibère. Cependant Thraséa, prêt à mourir, désespérant de l’avenir de sa cause, dit au jeune Rusticus : « Ma vie est finie, je n’abandonnerai pas la ligne que j’ai toujours suivie ; toi, tu commences ta carrière, ton avenir n’est pas engagé ; réfléchis bien avant de décider, en un temps comme celui-ci, quelle route tu suivras. »

Ainsi, la famille impériale avait été noyée dans le sang, le christianisme était oublié dans les catacombes, la Rome nouvelle avait été vaincue avec Pison, la Rome stoïque avec Thraséa, et depuis que Néron avait retrouvé sous ses pieds le fonds solide de la Rome impériale, le sol foulé par Tibère et Caïus, toute son intimité le poussait sans fatigue et sans relâche dans cette voie roulante de la proscription. On était en progrès sur Tibère ; c’était la même soif d’argent et de vengeance, mais il y avait de plus des folies insensées à satisfaire, mille avidités et mille rancunes subalternes, que Tibère eût dominées et qui dominaient Néron. On s’était affranchi de ces chicanes vétilleuses que respectait le procédurier Tibère ; Néron avait de plus habiles procureurs que son grand-oncle ; il entendait largement la loi de lèse-majesté. Tout fait et toute parole dénoncée était un crime, et au besoin, si le délateur manquait, on savait s’en passer : un avertissement donné par le tribun, une heure de répit et le choix de la mort, telles étaient toutes les formalités de la procédure. Si l’homme était paresseux à mourir, des chirurgiens de César venaient « traiter le malade. » Avec moins de formes encore, l’épée ou le poison allaient