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LES CÉSARS.

Quant à Suétone, je l’ai déjà dit, c’est le sang-froid glacé d’un greffier du parlement, c’est l’érudit des inscriptions et belles-lettres, qui, pour toutes les rancunes et tout l’esprit de parti du monde, ne perdra pas la petite note qu’il a prise sur son calepin. Ces deux hommes, assez rapprochés de ce temps pour le bien connaître, assez éloignés pour n’en pas trop ressentir les passions, ne sont démentis pour le corps des faits, ni par Dion Cassius, ni par Plutarque, deux Grecs peu soucieux des ressentimens de la vieille Rome contre Néron.

C’est en racontant cette histoire que je tâcherai de l’expliquer. J’ai déjà montré en Tibère la nature et le principe du pouvoir impérial, pouvoir tout de fait et de terreur, fondé sur l’isolement, la faiblesse, l’effroi de chacun, et qui s’éteint dès que le licteur ne gagne plus de vitesse l’assassin ; en Caligula, l’effet de ce pouvoir sur une ame faible et mal élevée, et cette maladie particulière de l’esprit que j’appellerais la manie impériale, double exaltation enfantée par le danger et la puissance, désir sans terme et peur sans cesse, rage de jouissance et crainte de la mort. J’ai fait, si j’ose dire, d’abord la politique, puis la psychologie des Césars ; permettez-moi d’être incomplet plutôt que radoteur, et de renvoyer à ce que je disais alors.

Néron n’était pas de force à supporter le vertige d’un tel pouvoir, — et qui l’eût supporté à dix-sept ans ? — Faible de cœur, comme Caligula le fut d’esprit, doucereux et craintif, artiste incliné devant ses juges, empereur tremblant devant son peuple, rougissant aisément, et, par embarras d’esprit ou de conscience, se laissant dire de rudes vérités, n’écoutant le reproche qu’avec une sorte de pudeur qui alla parfois jusqu’à ne pas le punir, superstitieux enfin, craignant les rêves et les fantômes, ses vices n’avaient rien de hardi ni de grandiose. Lui et son ami Othon (deux polissons qui furent l’un après l’autre maîtres du monde) couraient les rues la nuit, en perruque et en habit d’esclave, jetaient les gens dans les égouts, en bernaient d’autres sur des couvertures, battaient, étaient battus, et revenaient parfois roués de coups. Ce fut toujours le même homme, et ce tapageur nocturne du pont Milvius, dont la joie suprême était de faire l’émeute au spectacle, eut beau être tyran et parricide, il demeura toujours un gamin couronné.

Pour faire de cette misérable nature quelque chose de redoutable au monde, et, comme le dit saint Augustin, pour que « le suprême modèle des mauvais princes se trouvât être cet histrion voluptueux dont on ne devait redouter rien de viril, » il fallait son siècle et sa cour, et leur incroyable appétit de servitude. Il fallait Narcisse et