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ÉTAT MORAL DE L’AMÉRIQUE DU NORD.

pour la prospérité duquel il sera abandonné à ses propres forces. Là, il faudra qu’il soit à la fois maçon, charpentier, menuisier, etc., jusqu’à ce qu’il ait attiré autour de sa demeure d’autres hommes décidés, comme lui, à tenter la fortune. L’instruction encyclopédique est donc une nécessité, et le sera long-temps encore aux États-Unis. Il en est de même de sa diffusion : il est nécessaire que là chacun puisse savoir assez de choses pour satisfaire aux exigences de la vie, qui sont plus nombreuses en Amérique que partout ailleurs. Dans la plus grande partie de l’Europe, des hommes de génie, dont l’intelligence amasse et concentre en soi une somme considérable de science, sont plus utiles qu’un grand nombre d’hommes qui savent un peu de tout, mais qui n’ont cultivé aucune branche des connaissances humaines, de manière à pouvoir la développer. C’est que l’Europe a le nécessaire, et qu’il ne lui reste plus qu’à perfectionner ce qu’elle a, tandis que l’Amérique est obligée de créer ce qui lui manque. Développer, telle est notre fonction, et c’est dans ce sens que l’instruction devrait être dirigée chez nous : acquérir et produire, tel est le but de la vie et de la société aux États-Unis. Il ne faut donc pas s’étonner qu’on y cherche, dans l’éducation, à donner aux hommes les moyens d’acquérir et de produire les choses nécessaires ou utiles. Peut-être les Américains poussent-ils trop loin un principe bon en soi : il est si facile d’exagérer ce qu’on croit nécessaire, et de dépasser un but vers lequel on tend avec effort. Avons-nous le droit de leur en faire un reproche, nous qui, exagérant le principe esthétique dans l’éducation, élevons nos enfans, comme si leur unique occupation dans l’avenir devait être de rafraîchir leur imagination aux sources de la poésie et du beau, comme s’ils ne devaient jamais agir, mais seulement jouir et contempler ; nous qui leur donnons, presque nécessairement, le dégoût du travail, qui le poussons par tous les moyens hors de leur sphère, et qui excitons, dès l’enfance, leur ambition et leur vanité par une instruction qui ne se rattache à aucun but pratique, et qui devient souvent pour eux un fardeau inutile ou dangereux ?

Le docteur Julius blâme sévèrement l’absence de l’enseignement religieux dans les écoles aux États-Unis : elle lui paraît une source d’inconvéniens graves, moins peut-être dans l’instruction que dans l’éducation dont la religion doit être la base. Mais, dans les institutions des peuples, il s’agit moins de condamner ce qui est, que d’examiner s’il peut être autrement, et si le mal qu’il empêche n’est pas supérieur à celui qui paraît en résulter. Je ne conçois pas trop, je l’avoue, la possibilité d’un enseignement religieux dans un pays où l’église et l’état sont séparés par un abîme, et où les sectes se sont multipliées à l’infini. Comment et par qui cet enseignement serait-il donné ? Le même maître expliquerait-il les vérités de la religion aux catholiques, aux méthodistes, aux quakers, aux épiscopaux et aux indépendans ? Un tel enseignement confondrait toutes les idées dans l’esprit des enfans, et les pousserait nécessairement vers le doute d’abord, puis vers l’indifférence. Que si l’on se borne à leur enseigner les dogmes qui sont communs à la plus grande partie des sectes chrétiennes, on les accoutumera à ne tenir aucun compte des autres,