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tolérable que je ne sais quelle scène fantastique de noyés sortant tout à coup des grèves, et interrompant, on ne sait pourquoi, la révoltante réalité des dernières pages. Depuis l’Ahasvérus, nos romanciers font volontiers causer les choses et les êtres inanimés. Chez M. Quinet, cela n’est pas renouvelé d’Ésope ; mais chez M. Théophile Gautier et M. Karr, ce panthéisme de seconde main et de feuilleton devient de mauvais goût. J’aime pourtant mieux le dialogue des pièces de cinq francs dans Clotilde, que celui des fauteuils dans une Larme du Diable. Les écus de M. Karr ont prodigieusement d’esprit ; mais, en vérité, si on établissait une conversation analogue entre tous les romans publiés par M. Karr et la monnaie qu’ils lui ont produite, ne serait-ce pas un pêle-mêle de reproches mutuels, je le redoute, sur la rapide dispersion, sur l’inouie et inutile dépense de tant de verve et de tant de grace ? C’est une très belle parabole que celle de l’enfant prodigue, mais à laquelle il ne faut pas trop se fier en littérature. Si M. Karr se décidait à travailler une seule œuvre, à ne pas improviser une fois, peut-être pourrait-il laisser un de ces livres dont Manon Lescaut est l’inimitable modèle, et que, par hasard, M. de Balzac a atteint un jour dans Eugénie Grandet, comme M. Delécluze dans Mlle de Liron. Mais je crains bien sincèrement que M. Karr ne soit incorrigible. Clotilde, plus que tous ses autres écrits peut-être, porte la trace d’une incroyable précipitation, d’une rapidité de composition irréfléchie et inexcusable. C’est à peine si l’auteur, on le devine, a eu le temps de relire les épreuves. Aussi est-on choqué des répétitions de mots (voir entre autres la page 59 du tome II, ou le verbe avait revient d’une manière fatigante), des assonances mauvaises, de la prolixité inévitable des détails, et même des incorrections de langue (en imposer, pour imposer, tome Ier, page 30). M. Karr est un écrivain si exercé et si habile dans le maniement de la phrase, que, de sa part, c’est là évidemment la marque d’une composition hâtée et négligente. Il dit à un endroit que ses héros demeurent avec lui pendant six semaines. Je soupçonne bien qu’ils y restent moins encore. Presque autant vaudrait, comme Rétif de la Bretonne, aller à l’imprimerie, et au lieu de corriger des épreuves, composer soi-même ses romans en les improvisant.

Je ne sais combien de temps M. Karr a gardé dans son intimité les personnages de son nouveau livre ; mais cette fois il a bien fait de les chasser vite, car ce sont, pour la plupart, de vilaines gens. Qu’est-ce que Clotilde et Vatinel, sinon deux êtres incompréhensibles et souvent odieux, qui jettent sur toute la dernière partie du livre un caractère repoussant d’immoralité. L’auteur ne s’était guère, que je sache, complu jusqu’ici à ces descriptions physiologiques, à ces sensations effrénées et fausses, qu’avec toute l’indulgence et la facilité imaginables, il est impossible d’admettre. Arthur et Alida sont aussi de très détestables personnes. M. Karr réussit bien mieux à tracer des caractères ridicules, à railler les vices, à observer malicieusement les travers de la société. C’est donc seulement dans les caractères secondaires du roman, dans M. de Sommery, vieux voltairien très crédule, dans Reynolds, excellent garçon qui se croit obligé d’être fat, dans Zoé, qui demande à un cinquième acte de