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le roman y aura une large part. Les membres de l’Académie des Inscriptions qui continuent dom Rivet n’arrivent, je m’imagine, qu’avec une certaine terreur à ces grandes épopées chevaleresques, à ces interminables chansons de geste qui charmaient nos aïeux, et dont nous parcourons à grand’peine l’analyse. Il en pourrait bien être ainsi dans l’avenir pour nos modernes romans, et il y aura peut-être dans cent ans des critiques assez impolis et assez mal élevés pour ne pas trouver plus d’intérêt dans la lecture des Mémoires du Diable, par exemple, que les contemporains de La Calprenède et de Boisrobert n’en trouvaient dans les poèmes du cycle de Charlemagne ou de la Table Ronde, et que nous n’en trouvons nous-mêmes dans la Clélie ou le Polexandre. Nos peintures du moyen-âge sont-elles souvent plus vraies que les compositions romaines du règne de Louis XIII ? Ducange serait-il plus satisfait des unes que Grævius pouvait l’être des autres ? J’en doute, et je n’ai pas plus confiance dans les licteurs et les édiles de l’hôtel de Rambouillet, que dans les truands, les ribauds et les archers d’invention récente.

Je ne voudrais nullement, par une dédaigneuse critique, retirer à notre temps le mérite d’un genre, dans lequel nous avons tout l’avantage. En gardant une admiration bien pardonnable, et très susceptible pour des œuvres comme la Princesse de Clèves, Manon Lescaut et Gil Blas, nous conviendrons volontiers que la forme du roman, qui envahit peu à peu sur toutes les autres branches de la littérature, acquiert en même temps plus d’importance et s’est emparée définitivement, dans les lettres, d’une place que les anciens n’accordaient pas aux fables milésiennes, mais qui devient légitime après des écrivains comme Cervantès, Richardson et Goethe. Il faudrait maintenant une bien vaste mémoire aux élèves de rhétorique, si, quand on surprend un roman entre leurs mains, ils prenaient, comme Racine, le parti de l’apprendre par cœur. Par l’importance qu’il a dans nos mœurs, le roman est donc dorénavant un cadre littéraire qui peut être placé à côté du poème et du drame. Mais la facilité extrême du genre (si difficile d’ailleurs en ses perfections), l’abondance croissante de ces productions abordables à tous les talens médiocres, devraient rendre la critique de plus en plus sévère. Il en est, nous le verrons tout à l’heure, de cela comme de la poésie ; un certain talent ne suffit plus, du moins quand on veut atteindre au-delà d’un présent bien restreint, quand on ne borne point son horizon littéraire aux vitres des cabinets de lecture, à une douzaine de réclames de journaux, à une apparition de quelques mois sur des couvertures jaunes ou roses. Sans se trop préoccuper de la postérité, il serait bon de voir un peu plus loin.

Le roman est devenu, pour la plupart des écrivains de nos jours, une composition commode, rapide, écrite et publiée en feuilletons au jour le jour, où l’action (je ne parle pas du style, on n’y songe plus) va au hasard, se déroule et s’arrête comme elle veut, au gré de cette faculté que Montaigne, s’il nous lisait, trouverait plus folle encore que de son temps. Je sais bien qu’il faut vivre et qu’on ne peut plus, de ce temps-ci, être bibliothécaire de M. le prince de Conti, ou attaché à Mlle de Montpensier ; mais l’art pur transporté ainsi