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DE LA LITTÉRATURE POPULAIRE EN ITALIE.

la société de Venise. On trouve un exemple de ces antithèses dans le drame des Intricati (les Embarrassés). Une bergère qui ressemble beaucoup à Alanio s’habille en homme, va faire sa cour à Selvaggia, lui inspire une passion furieuse, et va tout dire au véritable Alanio, qui veut profiter de la méprise de Selvaggia. Ce n’est pas qu’Alanio aime Selvaggia ; au contraire, il aime Isménie. Mais celle-ci aime Montano, et Montano est épris de Selvaggia. Deux autres couples ne sont pas plus heureux : Philémon et Dantée font leur cour à Armie et Doride sans être écoutés. Un capitaine qui parle espagnol, le docteur Gratien de Bologne et un paysan viennent compliquer l’embarras des amoureux en enlevant deux bergères ; celles-ci s’échappent et ils les rattrapent, mais elles enivrent les ravisseurs, et parviennent encore à s’enfuir. Après plusieurs vicissitudes insignifiantes, les bergers et les bergères vont prier Vénus de faire cesser leurs peines ; ils se rendent à l’église, invoquent la déesse, et sont exaucés par une fée bienfaisante qui les endort et les unit à leur réveil. Cette pièce est médiocre ; mais il est difficile d’imaginer un plus étrange abus de la mascarade, un plus singulier mélange d’images vénitiennes, de fictions pastorales, d’oracles et de magie.

À la suppression du théâtre national (1611), la comédie de l’art entre dans une troisième période. Tous les héros, les saints, les fées, les démons, les prodiges du théâtre de Lopez et de Calderon, débordent à Venise sur la scène, dans les mascarades et dans les comédies improvisées. Le Festin de Pierre, la Conversion de sainte Marguerite de Cortone, les combats de saint Cyprien contre le diable, les exploits des rois de Léon, de Castille et d’Aragon, font le tour des théâtres d’Italie, traînant Polichinelle et Pantalon à leur suite. Étrange pêle-mêle de grandeur héroïque et de bouffonneries plébéiennes ! Je ne sais rien de plus terrible que cette statue du commandeur qui se rend au banquet de don Juan ; le valet espagnol qui va lui ouvrir tombe de frayeur. Arlequin tombe aussi en faisant la culbute, de sorte que le flambeau passe entre ses jambes et reste droit et allumé. — Au-dessous de ces pièces à grand spectacle, les farces inspirées par les mœurs de la ville poursuivaient leur cours, offrant, comme autrefois, un riche répertoire de railleries, de saillies, de propos graveleux, et force momeries, culbutes et saletés. Pantalon, Arlequin, Scapin et le docteur jouaient dans toutes les pièces, les autres masques n’intervenaient que par hasard. Arlequin était le protagoniste de toutes les balourdises : tantôt il se croyait mort, et il allait s’ensevelir ; tantôt, effrayé par le capitaine, il s’échappait, faisait le tour des loges, ne se soutenant que par ses bras et revenant de l’autre côté de la scène ; tantôt il jouait le rôle de prince, de médecin, de peintre, de gentilhomme, et il était toujours d’une stupidité fabuleuse, comme descendant direct de ces grands niais des comédies du XVIe siècle qui n’avaient rien trouvé d’incroyable. Cette période fut l’âge d’or du théâtre vénitien ; il régnait sans partage, ses acteurs étaient de véritables écrivains. Flaminio Scala imprimait cinquante canevas pour la comédie de l’art ; Andréini publiait une foule de drames écrits sous l’influence espagnole ; d’autres comédiens composaient des dialogues, des pièces, des poésies détachées. C’étaient de