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le régénérateur de Venise. C’est ainsi que la poésie vénitienne a passé ; elle a subi la conquête étrangère bien plus paisiblement qu’elle n’avait souffert des lois somptuaires en 1730 ; elle s’est éteinte sans qu’on puisse même indiquer l’heure de sa mort.

Padoue, si long-temps indépendante, a conservé un patois profondément distinct de l’italien, du vénitien et du milanais. Sa poésie a été exclusivement rustique. Des amours champêtres, des rendez-vous au clair de la lune dans une basse-cour, des espiègleries toutes villageoises, voilà les sujets favoris des poètes de Padoue, qui prennent toujours les noms d’agriculteurs ou de bouviers. « Toutes les paysannes, dit l’un d’eux, vantent la beauté de ma maîtresse ; elle est sans défaut à leurs yeux, elle est fraîche comme une rose, seulement elle est un peu brune. En savez-vous la raison ? C’est la faute du soleil, qui l’aime, qui la poursuit de ses rayons ; c’est là ce qui l’a rendue plus piquante que les autres. » Voici un madrigal de Berterello : « Veux-tu savoir, Octavie, le nom de celle que j’aime ? Va te regarder dans ce seau plein d’eau : tu l’y verras. Mais non, ne t’y regarde pas ; tu pourrais éprouver le sort de Narcisse. » Le même auteur a donné une traduction en padouan de plusieurs morceaux de l’Arioste, et le Roland furieux a pris, dans ses vers, un caractère on ne peut plus rustique. Au reste, les idées les plus étrangères à la campagne revêtent des couleurs champêtres quand elles sont exprimées par les poètes de Padoue. Voici un sonnet de Maganza sur une danseuse : « Giralda, je t’ai vue danser, et, jalouses de ta beauté, les fleurs naissaient sous tes pieds comme au souffle du printemps. Tu es plus légère que le vent ; tu pourrais danser sur la mer sans te mouiller ; si quelqu’un te voyait là sur les vagues, il te croirait surgie des eaux comme Vénus ; tu es unique sur la terre, comme l’étoile polaire dans le ciel. »

Maganza, Riva, Rusticello et Berterello[1] passent pour les classiques de Padoue. La difficulté de la langue et la monotonie qui règne dans ces écrivains, qui n’ont composé que des poésies amoureuses, nous empêchent de les caractériser séparément. Maganza se distingue par sa sensibilité ; il s’identifie avec les villageois dont il peint les passions avec une singulière vivacité. Rusticello, le moins original des quatre, tombe sous l’influence de la littérature classique. Ces poètes ont fleuri de 1550 à 1650, précisément à l’époque de la poésie enjouée et citadine de Veniero. Il leur a fallu une grande fermeté pour lutter, d’un côté, contre la langue italienne, de l’autre contre le patois vénitien ; cependant ils ont continué d’écrire en padouan jusqu’au XVIIe siècle. Nulle part les protestations contre la littérature nationale n’ont été plus fréquentes qu’à Padoue : « Il serait bien drôle, dit un poète de Padoue, que je voulusse écrire en florentin ou en allemand, moi qui vis au milieu des champs[2]. » — Un autre avait dit avant lui : « Maintenant tout le monde marche au rebours ;

  1. Rimes de Manganon, Menone, Begotto (pseudonymes de Maganza, Riva, Rusticello), Venise, 1560. — Poésies de Berterello, Venise, 1612.
  2. Berterello, en 1600.