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DE LA LITTÉRATURE POPULAIRE EN ITALIE.

sans descendre jusqu’au peuple, qui parlait des langues différentes et tenait à des traditions absolument locales. La poésie des Italiens a été une poésie de cour et d’aristocratie ; elle a plané sur toute l’Italie, à cause même de son défaut de personnalité ; elle a été nationale à force de dédaigner les municipes. On aurait dit qu’elle craignait de se salir en touchant à Gênes, à Venise ou à Naples, et que tous les poètes s’étaient donné le mot pour oublier leurs villes natales et passer à la nation. Il en résulta une profonde division entre la poésie nationale et la poésie populaire : celle-ci ne pouvait parler que la langue du peuple ; elle ne pouvait chanter que les passions municipales ; elle resta donc confinée aux patois d’Italie, et par conséquent elle lutta toujours contre la poésie nationale avec cette inimitié instinctive que les patois ont pour les langues. Tant que la langue italienne fut dans sa vigueur, la poésie populaire resta stérile, et on ne la rencontra que dans les états les plus excentriques de l’Italie, à Venise et en Sicile. Quand la littérature italienne déchut, la littérature des patois prit son essor ; une multitude de poètes surgit, comme par enchantement, dans toutes les villes, et la poésie populaire aborda hardiment toute cette variété de mœurs, de bizarreries et de traditions, si négligée par les écrivains du siècle de Léon X.

On a d’habitude un grand mépris pour les littératures municipales ; ce ne sont, en effet, que des essais, des ébauches bientôt supprimées par les littératures nationales ; Corneille et Bossuet établissent sans retour en France la suprématie de la langue sur les patois. Il en est bien autrement des patois de l’Italie ; ils succèdent presque tous à une grande époque littéraire ; ils exploitent les débris de la poésie italienne ; ils se vengent de sa tyrannie, et ils éclatent avec tout ce qu’il y a de plus fantasque et de plus poétique dans les petites nationalités de la péninsule. D’ailleurs la langue italienne n’a pas de capitale ; elle n’est pas même parlée par le douzième de la population ; plusieurs patois diffèrent de l’italien bien plus qu’il ne diffère lui-même de l’espagnol, au point que dans quelques comédies, composées en patois bergamasque et en patois vénitien, on n’a pas fait de difficulté d’introduire des rôles écrits en langue espagnole. Ajoutez que Dante a décoré les patois d’Italie du titre de langues, tout en disant que la langue italienne n’est parlée nulle part, et vous verrez qu’ils ont pu se développer au XVIIe et XVIIIe siècles avec une liberté vraiment inouie pour les nations de l’Europe. À présent encore (et nous sommes bien loin de Dante), après les efforts du siècle de Léon X et de ses continuateurs, de Florence et d’une foule d’écrivains, l’italien passe dans toute l’Italie pour un langage guindé et plein d’affectation ; on a de la peine à le tolérer dans les étrangers ; quelquefois on lui préfère le français, et même ceux qui ont été élevés à Florence se hâtent, de retour dans leur pays, de parler leur patois. La langue italienne conserve un air d’apparat académique et une raideur de formes qui l’empêchent de pénétrer dans l’intimité de la vie ; dans les deux derniers siècles, elle n’a pas même produit un roman médiocre, ou une chanson bachique acceptée par le peuple ; la raillerie italienne est lourde et a peu de prise sur les individus. Au contraire, les patois sont