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DU TRAVAIL INTELLECTUEL EN FRANCE.

n’eut pas, comme la muse anglaise, l’inappréciable avantage de l’initiative, son développement, pour être marqué du sceau de la réflexion métaphysique, n’en fut pas moins naturel, et Goethe est bien le corollaire de Luther. En France, c’est après trois siècles littéraires, après la triple époque de Montaigne, de Corneille et de Rousseau, que le romantisme a paru : il ne fut pas un besoin, mais une fantaisie ; il ne fut pas une conséquence, mais un accident. C’était comme un intermède où le tragique et le grotesque croyaient se renouveler en se réunissant. Nous ne parlons ici que des théories ; nous ne parlons que des prétentions dogmatiques, non pas des brillantes productions dues à quelques talens de premier ordre : ces productions sont restées et prendront place à côté des chefs-d’œuvre des trois siècles antérieurs ; mais le système qui voulait improviser au milieu de nous une néo-littérature a disparu.

Ce ne sera pas une des moindres gloires de la France que dans notre âge, dans un siècle qui n’a pas pour principal caractère d’être littéraire, quelques faces de notre littérature aient brillé d’un éclat inconnu jusqu’alors. L’ode, l’élégie philosophique et religieuse, l’épopée, ont eu de lyriques extases, de magnifiques expansions dont on avait jusqu’ici refusé la puissance au génie français. Mais, dans cette gloire, l’esprit de système n’a rien à prétendre ; et le public en est si convaincu, qu’il applaudirait avec fureur un chef-d’œuvre classique, si quelque auteur voulait bien nous en doter. Nous n’avons pas perdu l’amour du beau, mais nous relevons au-dessus de la superstition des formes, comme nous dégageons Dieu de l’enveloppe des religions, comme nous distinguons le bonheur social d’avec les formalités politiques.

Nous insistons sur ce partage entre le scepticisme et la foi, parce qu’il explique la marche des choses et la conduite des hommes. Comme la foi des individus s’attache à l’ensemble de la réalité et non pas à tel de ses détails ou de ses formes, il n’est pas rare de les voir changer de méthode, et prendre d’autres routes pour poursuivre toujours le même but. Quand ils croiront que de nouvelles circonstances amènent de nouveaux devoirs, que tel élément social veut être plutôt qu’un autre secouru, fortifié, ils ne craindront pas de courir à ce qu’ils estimeront plus nécessaire et plus pressé, quoique plus périlleux. Montesquieu nous représente Charlemagne parcourant sans cesse son vaste empire et portant la main partout où il allait tomber. Il n’est pas un esprit un peu vigoureux qui, devant l’étendue de la réalité, ne veuille l’embrasser toute entière, y suffire, et se porter sur