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presque en aussi grand nombre que les soldats ; car, lorsque les chefs n’avaient pas d’argent pour solder leurs hommes, afin de les conserver sous leurs drapeaux, ils leur donnaient des grades supérieurs ; ainsi un lieutenant venait-il demander cent francs de solde arriérée, on le faisait capitaine, et le lieutenant acceptait, parce qu’en définitive cela valait mieux que rien, surtout pour les Grecs qui sont le peuple le plus facile à prendre par l’amour-propre. Or, on fit si bien, qu’à la naissance du gouvernement royal, le paiement des pensions militaires s’élevait à un dixième des dépenses de l’état, et l’on entretenait par là beaucoup de gens dans la paresse.

Pour faire cesser cet état de choses doublement fâcheux, le gouvernement s’est décidé à supprimer les pensions et à s’acquitter au moyen d’une somme une fois fixée ; mais cette somme n’est pas comptée en argent. On remet à l’ayant-droit une pièce qui constitue la liquidation de la créance, et, pour la somme ainsi liquidée, on donne des terres nationales à la convenance de l’officier, terres qui dès-lors deviennent patrimoniales. Ces terres ainsi concédées jouissent de l’avantage de ne payer que la moitié des impôts levés sur les autres, et le gouvernement gagne de cette façon la pension annuelle du concessionnaire qu’il ne paie pas, plus la demi-contribution pour les terres concédées, plus une augmentation de production.

Quoi de plus raisonnable ! Cependant cet arrangement n’est pas du goût des palicares : beaucoup d’entre eux préféreraient vivre sans travailler, et avec une pension, quelque modique qu’elle fût. Aussi plusieurs de ces anciens héros se sont-ils mis en état de rébellion contre le gouvernement qui a cherché un moyen à la fois honorable et avantageux de payer un dévouement qui n’a peut-être pas toujours été entièrement patriotique. Des palicares insoumis sont devenus des clephtes, c’est-à-dire des bandits, et les attaques à main armée sont, en Grèce, ce qu’étaient les émeutes chez nous après 1830. Je ne vous ferai pas l’histoire des clephtes en général. Il me suffira de vous dire que ce nom a été glorieux autrefois, parce que les Turcs qualifièrent ainsi les Grecs révoltés dès les premiers temps contre leur pouvoir. Ces vainqueurs, qui avaient établi leur domination à force de victoires et qui la maintenaient à force de barbarie, rencontrèrent dans certaines populations montagnardes des hommes qui protestèrent fièrement et les armes à la main contre la servitude. C’était une guerre de religion et de vengeance ; tout musulman rencontré dans les ravins, dans les défilés, était tué. Les Turcs maudissaient l’insurgé et le qualifiaient de clephte, pensant le flétrir ; mais le paysan voyait dans le clephte son vengeur, louait son courage, bénissait son nom et chantait en son honneur ces chants de montagnes, composés par des rapsodes inconnus, et dont M. Fauriel a publié une volumineuse mais incomplète collection. Un moment l’histoire des clephtes eut donc un caractère grand et chevaleresque ; mais leurs chefs finirent par traiter avec les Turcs, et plus tard, sous le titre de capitaines, devinrent comme les seigneurs féodaux du pays dont les Turcs étaient les suzerains. Ces capitaines furent oppresseurs à