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DU TRAVAIL INTELLECTUEL EN FRANCE.

après dix années d’études, un livre où il critique avec une respectueuse indépendance l’histoire et les doctrines de Jésus-Christ, il pourra s’étonner, se plaindre même de l’espèce d’indifférence avec laquelle les penseurs et la foule l’ont accueilli. Ces dispositions du public n’entament pas le mérite de l’ouvrage, mais décèlent des préoccupations dont il n’est pas inutile de chercher à se rendre compte.

Ce qui semble une attaque contre la religion ne trouve pas faveur aujourd’hui, parce qu’aujourd’hui la religion n’a plus de puissance que pour faire le bien. Elle élève les enfans du peuple, console les pauvres, charme les imaginations tendres, et s’emploie à guérir les ames malades et blessées. Pourquoi la troublerait-on dans l’accomplissement de ces pieux devoirs ? Mais il est encore d’autres besoins dont la société cherche la satisfaction ; elle demande une science forte pour nourrir les esprits cultivés et les générations nouvelles arrivant à la jouissance, à l’exercice de la vie : aux doutes et aux difficultés qui l’occupent, elle veut des explications rationnelles et des solutions praticables. Cette tâche est nécessairement dévolue à la philosophie, qui n’a donc plus à combattre la religion, mais à s’organiser elle-même. Toutes les tendances de notre siècle sont rationalistes ; le rationalisme est partout, dans nos lois politiques, dans nos lois civiles, dans nos théories économiques, dans notre organisation administrative, dans la tournure de nos idées et de nos mœurs, dans notre littérature ; seulement il s’y trouve plus encore en puissance et en instinct que d’une manière réfléchie et sensible à la conscience de tous. Il importe donc d’en rassembler tous les élémens, de les coordonner, de développer ceux d’entre eux qui ne se sont pas encore montrés assez constans et assez féconds, et de former d’eux tous un vaste organisme, stable par sa cohérence, mobile par un progrès toujours possible. La pensée moderne doit donc travailler à l’œuvre sociale, à côté de la foi chrétienne ; elle ne doit pas oublier qu’il était dans le génie de la philosophie antique d’admettre la religion officielle comme forme symbolique des idées mêmes. Socrate, avant de mourir, chargeait Criton de sacrifier un coq à Esculape. Sénèque, en s’ouvrant les veines, offrait une libation à Jupiter libérateur. Ces représentans de la philosophie ne voulaient pas paraître reprocher quelque chose aux dieux ; ils mettaient leur orgueil à les amnistier ; et par ce respect des autels, ils portaient un éclatant témoignage de la souveraineté de la pensée.

Sans doute il viendra un temps où tous ces travaux de la philosophie moderne réagiront puissamment sur le christianisme même, et