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GOETHE.

adorable jeunesse et leur pure beauté, les créations divines des poètes, s’étend comme un chaos immense où flottent pêle-mêle, dans le vide et la nuit, les esprits issus des élémens que la science livre à peine ébauchés à la poésie, et c’est à cette source inconnue et profonde que Goethe ira prendre son imagination ; c’est par la Thessalie que le grand poète romantique des temps modernes mettra le pied sur la terre classique de Grèce pour la conquérir. Il se contente de prendre Hélène et le chœur à l’antiquité homérique ; pour le reste, il obéit à sa fantaisie accoutumée. Goethe, ce n’est pas l’imagination qui puise aux sources de la poésie, mais la poésie qui puise aux divines sources de la science humaine. Là repose, selon moi, tout le mystère de son œuvre. À mesure que son œil se fixe quelque part, le sol se creuse si bien, que dans cette antiquité, où tant de beaux génies n’ont su trouver que des marbres inanimés, lui découvre la vie et tout un monde, le monde de la science qui se transforme et prend dans son cerveau les splendides couleurs de l’imagination. L’aigle olympien voit du haut des cieux la cuve immense du panthéisme bouillonner dans les entrailles de cette terre généreuse, et voilà qu’il descend aussitôt, se plonge dans les flots de cette lave incandescente et remonte vers son empyrée, emportant sa proie avec lui, les idées, Ganymèdes de ce Jupiter. Goethe n’a que faire de la tradition épique d’Homère et d’Eschyle. Il ne tiendrait qu’à lui de lutter de nombre et de magnificence avec l’Iliade et les Suppliantes, comme il l’a fait dans sa tragédie d’Iphigénie en Tauride. L’auteur de Faust est de taille à se mesurer avec les plus vaillans et les plus forts ; mais il lui convient mieux d’évoquer d’autres apparitions. L’antiquité a sa légende comme le moyen-âge. Livrez l’antiquité à cet Allemand, venu des bords du Rhin pour donner, après deux mille ans, l’air et l’espace au merveilleux que la Grèce adorait presque sans le connaître ; laissez-le réunir dans son poème immense tout ce qui tinte dans le cristal, roule dans les eaux, souffle dans l’air, frémit dans le feuillage, et rassembler dans une symphonie éternelle toutes ces ames éparses de la nature, dont les anciens avaient à certains jours la divination sacrée, mais qu’ils ne pouvaient évoquer, car Spinosa n’avait pas couvé l’œuf d’Ionie, car la science du panthéisme n’était pas faite. Goethe ne prend à l’antiquité ni ses héros, ni ses dieux ; les héros et les dieux de l’antiquité ont leur olympe et les poèmes d’Homère. Ce qu’il veut, lui, ce sont les kabires[1], les telchines, les psylles, les gorgones, les phor-

  1. Les kabires, divinités mystérieuses, ou plutôt démons, qui, chez les Grecs,