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GOETHE.
le bachelier

Ô jeunesse, ô transports, vocation sublime,
Avant nous, avant moi, le monde n’était pas ;
J’ai tiré le soleil du milieu de l’abîme
Et dirigé la lune au bout de mon compas.
Le jour en me voyant s’est fait beau sur mes pas,
La terre de verdure et de fleurs s’est parée ;
Et des étoiles d’or la légion sacrée,
Dans la première nuit, au signe de ma main,
Splendide s’est levée au firmament divin.
Si ce n’est moi, qui donc a brisé la barrière
Des misérables lois qui pesaient sur la terre ?
Pour moi, libre, je vais où me pousse mon cœur,
Je poursuis tout joyeux le verbe intérieur.
Et marche à l’avenir hardiment, la lumière
En avant devant moi, les ténèbres derrière.

D’abord Goethe laisse le fier étalon prendre carrière librement et battre à loisir la campagne ; puis tout à coup, au détour d’un sentier, il le saisit par la crinière, saute dessus et l’arrête en sa course insensée par le seul frein de cette parole : « Et qui donc peut avoir une idée bonne ou mauvaise que le passé n’ait point eue avant lui ? » Voilà une parole affreuse qui n’étonnerait personne dans la bouche de Méphistophélès, et que Goethe prononce avec un sourire glacé d’ironie et de contentement. Avoir parcouru cette carrière immense, écrit Faust et Werther, du fond d’un petit duché d’Allemagne emplir le monde du bruit de son intelligence, être Goethe, et tout cela pour en arriver à proclamer de plus haut cette sentence de désespoir et de mort :

Wer kann was dummes wer was kluges denken
Das nicht die Vorwelt schon gedacht !


    qu’il affecte à l’égard de Novalis. Il sied mal à sa vieillesse puissante de poursuivre jusque dans la mort cette nature inoffensive et douce. Chez Novalis, Goethe en veut encore plus au catholique qu’au poète, nous aimons à le croire ; ainsi, du moins, toute arrière-pensée de fausse jalousie s’efface. Nous ne connaissons rien du jeune poète d’Iéna ; mais le persiflage que Goethe exerce à son égard ne nous semble guère généreux. La mort est une consécration qui commande aux vieillards le respect de la jeunesse. Ce n’est point à Goethe, respectable à tant de titres, d’y manquer. La manière brutale dont il s’attaque à lui concilie à ce pauvre jeune homme un peu de cette sympathie qu’on donne si volontiers à Frédérique. Du reste, ce que dit Goethe de la république des lettres en Allemagne ne pourrait-il pas s’appliquer à nous ? L’allusion naît d’elle-même. Si l’on excepte quelques nobles esprits que soutient la conscience de leur dignité, que voyons-nous, sinon des individualités jalouses, inquiètes, militant pour les seuls intérêts de leur fortune, des rois d’un jour, dépossédés le lendemain ?