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Goethe entretenir durant toute sa vie un commerce incessant avec les grands esprits du XVIIe siècle, si doués de ces nobles qualités de raison pure dont je veux parler, et que depuis les temps antiques on ne rencontre nulle part dans une aussi prodigieuse manifestation, il est bien permis de croire que la France ait eu quelque influence sur le développement de ce vaste cerveau, et de revendiquer pour notre patrie la part qui lui revient dans cette gloire immense. Gœthe a pris à la France ce qu’il savait bien que l’Allemagne ne lui donnerait jamais. De cette raison calme et droite, de cet esprit critique, de cet admirable sens commun que nous avons au plus haut degré, — comme aussi d’un sentiment inné de la couleur, de l’image, de la forme, — d’une aspiration insatiable vers toutes les choses idéales et divines que nous n’avons jamais eus, résulte la poésie de Gœthe dans sa plus imposante harmonie.

Schiller est plus Allemand : nature exaltée et féconde, ouverte à toutes les émotions sincères et généreuses, les idées l’emportent, il ne sait pas leur résister. Schiller chante une hymne sans fin, pendant laquelle toutes ses sensations prennent forme presque sans qu’il s’aperçoive du travail de la création. Voici Thécla, Piccolomini, Guillaume Tell, Carlos, la Vierge d’Orléans, toutes ses idées d’amour, de liberté, de gloire ; quoi qu’il fasse, vous retrouvez toujours le bel étudiant inspiré ; ce sont les larmes de Schiller qui tremblent aux paupières de Thécla ; c’est la voix de Schiller qui sort de la poitrine de Jeanne d’Arc en extase, ou de Carlos amoureux. À force de lyrisme, la vérité manque, les caractères de Schiller sont tous faits à sa propre image ; quand vous les contemplez, ne vous semble-t-il pas qu’ils ont conservé quelque chose de son profil mélancolique et doux, et de ses cheveux blonds ? L’amour déborde de son cœur ainsi que d’un vase trop plein, un besoin incessant d’expansion le travaille et l’agite ; il est comme l’aiglon qui bat des ailes en face du soleil. Toutes les choses grandes et pures se l’attirent ; la spontanéité de son noble cœur le dirige au point qu’il semble craindre parfois que la réflexion ne vienne altérer la sérénité de son enthousiasme ; c’est l’honnête homme, enfin, dans son expression la plus idéale. Dans Schiller, en effet, l’homme domine l’artiste. Goethe, au contraire, laisse son cerveau régner seul sur le lac immobile et silencieux de sa conscience. Schiller n’abdique rien de son humanité ; il vit en époux, en poète, en citoyen ; tantôt perdu dans le ciel des idées, tantôt sur la terre, environné d’affections et de réalités heureuses, il n’a pas, comme le Jupiter de Weimar, posé le pied sur un granit inaccessible. Il aime,