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s’abandonnaient en lui, Aenchen, Marguerite, Lucinde. Dans l’extase qui les fascinait, ces pauvres créatures ont pu se laisser tromper un instant et prendre pour les apparences de l’amour l’impassible sérénité de ce vaste front qui s’inclinait sur leur gorge palpitante comme pour en suivre les suaves ondulations ; mais ce rêve n’a pas été de longue durée. Demander à Goethe une sympathie avouée et franche, et cette loyauté de tendresse qui fait que dans une liaison on ne rejette pas froidement sur l’autre la part qui vous revient de douleurs et d’angoisses, c’était là une idée qui ne pouvait naître que dans des têtes de seize ans, ivres d’illusions. Autant vaudrait que le lys du matin demandât de l’amour à l’abeille ; le lys prodigue sa vie et meurt épuisé, l’abeille en compose son miel ; puis l’homme vient et s’en nourrit. Étrange loi de la nature, mystère de la vie et de la mort qu’on retrouve à chaque pas sur la terre et toujours plus impénétrable ! Lorsque la vie d’une jeune fille ou d’une pauvre fleur s’est transformée ainsi par mille successions invisibles, est-ce que celui duquel il échoit un jour de profiter du sacrifice ne contracte pas avec son auteur une alliance immatérielle, presque divine, qu’il retrouvera plus tard dans le ciel ? ou bien est-ce que ces sacrifices, accomplis d’une part sans qu’on en ait conscience, et reçus de l’autre sans gratitude, ne seraient tout simplement qu’un fait de l’organisation, une enveloppe que dépouille la chrysalide en travail de transformation, et puis qui flotte dans l’air, semblable à ces fils de la Vierge, présages de bonheur, venus on ne sait d’où, et qui dansent au soleil vers les premiers jours du printemps ?

Cependant, au milieu de cette troupe désolée, parmi ces pâles ombres qu’on ose à peine nommer les maîtresses de Goethe, il s’est un jour rencontré une femme vive, ardente, dévouée entre toutes, nature portée à l’enthousiasme, à la mélancolie, au désespoir, à tout enfin ce qui ronge l’existence et la dévaste ; celle-là se livra dans toute l’innocence de son ame et s’oublia sans penser à l’avenir, sans savoir si, lorsqu’on aimait seule, on pouvait, non pas vivre heureuse, mais vivre. Lorsque Frédérique eut donné à Goethe sa jeunesse, sa vie et son ame dans un baiser de feu, ses lèvres devinrent pâles ; elle attendit que son maître lui rendît l’existence, mais Goethe n’en fit rien et garda pour lui, sans le rendre jamais, le baiser de Frédérique. De l’étincelle divine ravie au cœur de la jeune fille, ce Pygmalion étrange anima les beaux marbres de son jardin, Claire, Marguerite, Adélaïde, Mignon. Frédérique, se voyant ainsi cruellement trompée, blasphéma la poésie, son atroce rivale, et mourut. Pauvre Frédéri-