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cesse à produire. Sûr de son lendemain, il ne se hâte pas ; avec lui, chaque chose a son temps ; il laisse l’idée passer à loisir par toutes ses transformations. Tel m’apparaît Goethe. Son indifférence à l’égard de toutes les passions de la vie, ce calme inaltérable qu’il apportait dans ses rapports avec ces êtres charmans que le hasard jetait tremblans sur son chemin, cette attitude imposante, mais froide, cet air de grandeur et de sérénité qui ne s’est pas démenti même vis-à-vis de la mort, tout cela me semble autant de signes certains de son élection entre les hommes. Je cherche en vain, dans cette carrière immense, des heures d’égoïsme et de dévouement, comme il s’en trouve partout ailleurs ; je n’y vois qu’une logique immuable, inflexible. Goethe n’obéit pas plus à l’amour de sa personne qu’aux exigences de sa renommée, pas plus aux caprices de son ambition qu’aux lois impérieuses d’un sensualisme grossier ; il obéit à son génie. Sitôt qu’il a eu conscience de sa force surnaturelle, et de la grandeur de l’œuvre qui lui était imposée, il a repoussé indifféremment les peines, les plaisirs, les amours, les devoirs et toutes les nécessités de l’existence, et on peut dire que cette révélation lui est venue de bonne heure, en face de la terre en fleurs peut-être, ou plutôt en face de ce soleil auquel il offrait, tout enfant, des sacrifices[1]. Du jour où Goethe a senti la divinité de son cerveau, il s’est résigné à ne vivre que par lui et pour lui. Une fois ce parti pris, rien ne devait l’en écarter ; il devait subir jusqu’au bout la destinée fatale qui pesait sur ses épaules. Pour se vouer ainsi, sans relâche jusqu’à la tombe, au seul culte de son génie, pour lui donner à dévorer sa jeunesse, ses loisirs, ses amours et toutes les plus pures félicités d’ici-bas ; quelle foi profonde il faut avoir en lui ! de quel invincible courage il faut être doué ! Combien de jeunes gens que la Muse avait choisis de bonne heure, et marqués pareillement d’un signe glorieux, ont reculé devant une si rude tâche, et, faute de croyance en leurs propres forces et de conviction sincère, se sont jetés à corps perdu dans le monde des sensations, trop irrésolus sur la réalité finale pour lui sacrifier la plénitude de leur existence, et préférant aux mystérieuses voluptés de l’œuvre la joie qui vous vient au cœur d’un baiser pris sur des lèvres roses, sans arrière-pensée et sans remords.

Il faut bien se garder de s’approcher de Goethe sans avoir réfléchi à ces conditions inexorables où il s’est placé délibérément.

  1. Dichtung und Wahrheit.