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LES CÉSARS.

ter une science de teindre et de fondre l’écaille de manière à lui donner toute l’apparence du bois ? Miracle ! on aura des meubles semblables à ceux du vulgaire, mais qu’on pourra se glorifier d’avoir payés mille fois davantage !

Réjouis-toi donc, ô mon maître, d’être né sous le règne de Néron, le favori des dieux. Réjouis-toi, nous t’applaudissons, nous tes parasites, compagnons assidus, comme l’a dit un philosophe chagrin, de toute fortune qui penche vers sa ruine[1]. Voilà le plus beau trophée de ton luxe et de ta gloire ; voilà le Mazonome, le plat immense, couronné de fleurs, apporté au son des fanfares sur les épaules de tes esclaves, abrégé du monde culinaire, le plat d’Esopus où sont accumulés coquillages, poissons, oiseaux précieux, huîtres séparées de leurs écailles, mulets dépouillés de leurs arêtes, toutes les richesses de toutes les tables de l’empire. Mais c’en est trop : tu tombes épuisé ; que tes serviteurs te soulèvent et t’emportent comme un héros mort au champ de bataille ; ensevelis-toi dans ton triomphe au son des instrumens et au chant des esclaves qui répètent derrière toi : « Il a vécu[2] ! »

Il a en effet quelque chose de sérieux, cet adieu funèbre qui termine l’orgie. Tu vis sous un grand prince, ô mon maître ; as-tu pris garde à ce délateur que tu redoutes trop pour ne pas l’inviter chez toi, et qui a fixé sur toi un œil pénétrant au moment où, dans l’ivresse, tu as approché l’image de César, que tu portes au doigt, d’un objet immonde et profane ? Ce matin, lorsque, sorti de chez toi « pour augmenter la foule, » distrait, nonchalant, désœuvré, tu as marché, écouté, causé, répondu au hasard ; sais-tu bien ce que tu as pu dire ou entendre ? As-tu bien pensé qu’en ce siècle, « le travers le plus funeste est la manie d’écouter, que les secrets sont dangereux à savoir, et qu’il y a bien des choses au monde qu’il n’est sûr ni de raconter ni d’apprendre[3] ? »

Va donc maintenant, choisis entre les angoisses du supplice et les turpitudes de l’adulation. Sauve ta vie ; baise la main et la poitrine de César, comme tes affranchis baisent la tienne ; appelle-le comme ils t’appellent : maître, roi, dieu (et eux encore ne t’appellent pas dieu) ; cours t’essouffler à ses salutations du matin, suis à pied sa litière ; fais des vœux pour sa voix céleste, ou pour cette déesse née

  1. Assectator comesque percuntium patrimoniorum populus. (Sénèque, De Tranquill. animi, I.)
  2. Βεβίωχε. (Sénèque, ep. 12.)
  3. Teterrimum vitium auscultatio, etc.( Sénèque, De Tranquill. animi, 12.)