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DE L’IRLANDE.

Nous vivons en un siècle où les idées ont détrôné les hommes, et dans lequel l’énergie individuelle ne trouve plus guère à s’exercer, primée qu’elle est par une force supérieure. Ce n’est qu’à de rares intervalles et presque toujours pour peu de temps que les partis consentent à s’incarner dans un homme, en lui communiquant la vie puissante qui gît en eux. Au commencement de la révolution française, Mirabeau fut un moment l’expression de cette grande pensée qui plus tard prit corps en Napoléon. Ce que ceux-ci ont été pour le principe démocratique aux phases diverses de son développement, un homme, un seul homme en ce monde, l’est aujourd’hui pour une nationalité tout entière.

Trente années se sont écoulées depuis l’époque où Daniel O’Connell parut pour la première fois à l’exhibition-room, et depuis ce jour il n’a pas cessé d’identifier sa vie avec celle de l’Irlande, à ce point qu’elles se confondent dans une inséparable unité. Cet homme a saisi sa patrie par toutes ses anses. Ayant des deux côtés dans les veines le plus vieux sang de l’Irlande, son origine l’y associe aux plus grandes races historiques, en même temps que sa profession d’avocat et les habitudes d’une vie modeste autant qu’active l’ont mis en rapport d’intimité avec les classes moyennes. D’un autre côté, nourri, durant sa jeunesse, à Saint-Omer et à Louvain, dans les pratiques d’une vie presque cléricale, il doit à la sincérité de ses convictions et à l’austérité de ses pratiques religieuses le dévouement d’un clergé qui le salue comme l’envoyé du ciel ; enfin, son éloquence le fait peuple, plus que celle d’aucun orateur de l’antiquité. Ne dirait-on pas qu’il sort, en effet, du pur sang populaire, à entendre cette parole déréglée rouler au milieu des masses frémissantes, à voir cette rouge et ronde figure ruisselante de sueur, ce bras robuste qui semble lancer la menace, et cette vaste et vulgaire corpulence au-dessus de laquelle planent cependant, comme une auréole, l’éclat de ses yeux bleus et la noble douceur de son sourire ?

L’Irlande ne possède pas, en Daniel O’Connell, un grand orateur dans le sens littéraire du mot. Il est douteux qu’il pût jamais donner à ses harangues une valeur artistique quelque peu durable, les recomposât-il après coup, comme Cicéron. Mais ce que ce pays possède, plus qu’aucune autre contrée du monde, c’est un homme doué, à un degré qui ne s’était peut-être pas encore rencontré, des qualités qui semblent le plus constamment s’exclure. Descendant des princes du Connelloe et taillé sur le patron populaire, l’homme que les plus hautes classes acceptent comme leur égal, que les classes in-