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élevés à grands frais. Toutes les forces matérielles du pays, terres et hommes, devinrent sa propriété, ses instrumens de travail : tout fut organisé, mis en valeur, avec un génie de fiscalité véritablement incomparable. La terre des Pharaons et des Ptolémées, tombée aux mains d’un soldat de fortune, se trouva tout à coup transformée en un immense atelier de culture et de fabrication, par une seule volonté, exploité au profit d’une seule ambition. Disposant de la vie et des forces des habitans comme d’une chose qui lui appartenait, Ali a enrégimenté les uns, employé les autres aux travaux de ses manufactures ou dans ses chantiers, condamné le reste à cultiver le sol comme il l’ordonnait, et à lui livrer à vil prix des produits qu’il revend ensuite aux malheureux fellahs à un taux plus élevé.

Devenu ainsi l’unique propriétaire foncier, l’unique manufacturier, l’unique marchand de l’Égypte, Méhémet-Ali réalisa bientôt d’immenses bénéfices, et ces richesses lui donnèrent les moyens de se créer une armée et une marine hors de toute proportion avec les ressources normales du pays. Mais là encore se présentaient de graves difficultés. Il avait appris à connaître les dangers auxquels des armées permanentes, lorsqu’elles ne sont point soumises au frein de la discipline, exposent le pouvoir en Orient comme partout. Il sut vaincre cet obstacle. La grande réforme militaire qui avait coûté la vie à Sélim, que Mahmoud méditait d’accomplir, peu d’années lui suffirent pour la réaliser dans sa vice-royauté, et c’est à un Français, à un de ces hommes intrépides formés à l’école de Napoléon, au major Selves enfin, qu’il confia cette tâche difficile. Habile, courageux, patient, Selves réussit. Il dompta le naturel à la fois paresseux et ardent des Arabes, et les soumit au joug de la règle et de la tactique.

Les dernières guerres avaient diminué la population de l’Égypte ; la culture de la terre réclamait l’emploi de tous ses bras. Le pacha sentit la nécessité d’accroître ses ressources ; il remonta le Nil, envahit la Nubie et le Sennaar, réunit ces provinces à son gouvernement, et élargit ainsi la base de son système.

Son génie naturel, à défaut d’instruction, lui révéla l’immense influence que les arts et les sciences pouvaient exercer sur le développement de ses forces ; il demanda à l’Europe des instrumens civilisateurs, des ingénieurs pour sa marine, des officiers pour instruire ses troupes, des négocians et des chimistes pour organiser ses établissemens d’industrie, des savans enfin pour fonder des écoles. C’est ainsi qu’il fut conduit, par les nécessités de son ambition, à déposer en Égypte les premières semences d’une civilisation matérielle.