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LES SEPT CORDES DE LA LYRE.

de moi, vous devriez savoir que mon renoncement aux choses humaines est une résolution naïve et consciencieuse.

méphistophélès.

Comme il vous plaira ; j’aimerais mieux passer pour un orgueilleux que pour un niais.

albertus.

Le mépris et l’ironie ne me touchent point.

méphistophélès.

Cela veut dire que vous êtes blessé. Allons ! ne nous fâchons pas. Depuis vingt-cinq ans vous êtes la victime d’une erreur, voilà tout. Il est temps de vous en affranchir. Vous avez pensé qu’un philosophe devait être un saint ; et, au lieu de chercher la sainteté dans l’emploi bien dirigé de vos facultés, vous avez suivi la vieille routine des dévots en tâchant d’éteindre ces facultés mêmes. Ce qui doit vous amener à reconnaître votre illusion, c’est que vous devez vous souvenir des doutes qui ont torturé votre ame depuis le jour où vous être entré dans cette carrière jusqu’à celui-ci ; c’est aussi que vos facultés n’ont fait que grandir et réclamer toujours plus impérieusement leur emploi. Le maître que vous invoquez, et avec lequel vous vous croyez en rapport direct, serait bien ingrat et bien fou de ne point vous secourir, si, en vous immolant ainsi, vous aviez rempli ses intentions. Apprenez donc à reconnaître, dans la révolte des besoins de votre cœur, la légitimité de ces besoins, ou doutez de cette puissance céleste que vous appelez toujours en témoignage et à qui vous offrez tous vos sacrifices. Voyons, de quelle mission vous croyez-vous investi en ce monde ? Est-ce de faire votre salut comme un chartreux, ou de chercher la sagesse afin de l’enseigner aux hommes comme un philosophe ? Si c’est le dernier cas, apprenez qu’on n’enseigne pas ce qu’on ignore. La sagesse que vous pratiquez est un état exceptionnel qui pourra former tout au plus deux ou trois adeptes placés, comme vous, dans une voie d’exception ; c’est une vertu de fantaisie qui rentre dans la série des essais artistiques ; et vous, qui demandez toujours compte aux poètes de la moralité et de l’utilité de leurs travaux, vous seriez fort embarrassé de prouver en quoi votre cénobitisme peut être profitable à la société.

albertus.

Vous ne sauriez nier pourtant que j’aie enseigné des vérités utiles, et je vous répondrai que je n’eusse pas eu le loisir de découvrir et d’enseigner ces vérités, si j’eusse livré ma vie au caprice des passions.