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LES CÉSARS.

nous trouver en arrière d’eux. Ils aspiraient à la lumière, comme nous aspirons aux ténèbres, et si, en tout, le monde d’aujourd’hui vaut infiniment mieux que celui d’alors, c’est bien que le monde ne se fait pas lui-même.

iii.LA SOCIÉTÉ ROMAINE SOUS NÉRON.

Laissez-moi reprendre les pensées douces et graves sur lesquelles me laisse cette trop imparfaite ébauche de l’état philosophique du monde. Nous avons suivi l’apôtre Paul dans ses pauvres et laborieux voyages, en Asie, en Macédoine et en Grèce ; nous sommes retournés avec lui à Jérusalem, la tempête nous a jetés à Malte, et nous venons enfin de poser, à Pouzzol, le pied sur la terre d’Italie. Aux Trois Tavernes et au forum d’Appius, nous avons rencontré nos frères de Rome, venus au-devant de nous, et, joints à eux, nous suivons lentement la voie Appia, dont les bords sont alternativement semés de villas et de sépulcres.

À ce double signe reconnaissez l’Italie. Çà et là, au milieu d’une campagne aride et poudreuse, ou parmi des marais fiévreux, non loin d’un palais magnifique, un esclave, les fers aux pieds, cultive paresseusement une terre qui n’est pas à lui ; le champ des robustes Sabins a été livré, pour redire l’expression hardie de Sénèque, à des mains enchaînées, à des pieds liés par des entraves, à des visages marqués au fer[1] ; la culture joyeuse et libre a été chassée par la culture servile et sans cœur, le père de famille par l’esclave de la glèbe, qui, tous les soirs, va dormir garotté dans les cellules souterraines de l’ergastule. Ce n’est pas assez : les parcs et les villas ont encore rétréci l’espace que pouvait parcourir la charrue ; entre le travail nonchalant de l’esclave et la stérile magnificence du maître, entre le champ à moitié déserté par une bêche indolente, et l’enclos planté à grands frais d’arbres étrangers et inutiles, le sol du Latium, tourmenté par le caprice et desséché par l’égoïsme, s’est refusé à l’homme, et son aspect s’est profondément attristé. Ce sont de loin en loin les vapeurs menaçantes de ses marais, les ruines de ses villes, signes de l’atonie de cette terre qui ne nourrit plus ses habitans ; et quand, à travers cette plaine poudreuse et résonnante, le silence des villas et des tombeaux dont ce sol est si riche, est par hasard interrompu par le cri plaintif du pâtre esclave ou par le bruit de ferraille de

  1. Impedit pedes, vinctæ manus, inscripti vultus. (Sénèque.)