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Marc-Aurèle (beau destin de la philosophie que représentèrent en ce siècle un empereur et un esclave !), selon lequel « le corps n’est que pourriture, poussière, ossemens ; l’or et l’argent, des détritus de la terre : tout le reste a le même fonds, ce qui respire vient de la terre et y retourne[1]. » Ces hommes-là étaient sur le sujet de la chair tout aussi irrévérencieux que les chrétiens.

Il est vrai qu’ils n’avaient pas la raison de leur doctrine, qu’ils ne savaient pas en dire le pourquoi ; il est vrai que leurs notions étaient vagues, impuissantes, insuffisantes ou exagérées. La notion chrétienne, mal connue et défigurée sans cesse, est bien mieux raisonnée et plus pure. Elle distingue trois choses : la matière extérieure, la matière du monde ; la chair dans le sens littéral, c’est-à-dire notre corps ; la chair dans le sens mystique, c’est-à-dire les vices, les passions, le penchant au mal en un mot. Ces trois choses, le christianisme les juge de ce point de vue qui est toujours le sien, c’est-à-dire en les rapportant à Dieu. Or, en face de Dieu tout est bas et petit, le monde est étroit, la chair misérable, l’intelligence même est séparée de lui par toute la distance du fini à l’infini ; qui peut en douter ? Ainsi donc, — le monde, la matière extérieure, qui n’est digne par elle-même de haine ni d’amour, est livrée à l’homme comme une argile qu’il pétrit à son gré pour son bien, et sur laquelle il écrit la supériorité de son intelligence. — Le corps de l’homme, qui ne peut connaître Dieu, est par cela seul inférieur à la pensée qui le connaît ; il faut donc que l’intelligence le gouverne, le soutienne et le fasse vivre, mais ne laisse pas perdre ses droits. — Mais, quant à la chair, lorsque par ce mot nous entendons le penchant au mal, c’est elle qui doit être domptée, foulée aux pieds, combattue sans relâche.

Cette doctrine, que j’énonce sans la développer, évite au moins les deux excès, d’abaisser la dignité de l’homme ou d’exalter son orgueil ; en abaissant l’homme devant Dieu, elle ne l’avilit pas.

Après tout cela, car il faut en finir, parlerons-nous autrement qu’avec respect de ces grands hommes de l’antiquité, Pythagore, Platon, Épictète, Marc-Aurèle ? J’ai peine à croire que dans ce monde antique certaines intelligences ne fussent pas naturellement plus hautes et plus fortes que dans le nôtre, et que l’homme par lui-même ne fût davantage en ce temps. Nous ne sommes plus si jaloux de notre dignité d’homme : notre point de départ est bien plus avancé que le leur ; mais ils avancent et nous reculons, et nous finissons par

  1. Marc-Aurèle, IX, 36.