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REVUE DES DEUX MONDES.


Scène II.


ALBERTUS seul.

Il n’y a plus à en douter, cette lyre est enchantée. Elle commande aux élémens ; elle commande aussi à la pensée humaine, car mon ame est brisée de tristesse, et, sans comprendre le sens mystérieux de son chant, je viens d’en subir l’émotion douloureuse et profonde… Enchantée !… Est-ce donc moi dont la bouche prononce et dont l’esprit accepte un pareil mot ? Il me semble que mon être s’anéantit. Oui, ma force intellectuelle est sur son déclin ; et, au lieu de lutter par la raison contre une évidence peut-être menteuse, je l’accepte sans examen, comme un fait accompli… Peut-être le meunier du moulin, que j’aperçois là-bas parmi les peupliers, pourrait m’expliquer fort naturellement le prodige des eaux suspendues dans leur cours. Il n’a fallu qu’une coïncidence fortuite entre le moment où Hélène, dans sa folie, commandait au ruisseau de s’arrêter, et celui où le garçon du moulin fermait la pelle de l’écluse… Il y a peu de temps, je n’aurais pas hésité un seul instant à chercher l’explication grossière de ce fait en apparence surnaturel ; aujourd’hui je me complais dans le doute, et je crains d’éclaircir le mystère. Est-ce qu’à force de contempler la face auguste de la vérité, l’esprit mobile et frivole de l’homme s’en lasserait ? Ah ! sans doute, quand ce moment arrive pour un esprit méditatif, il doit s’épouvanter ; car ce moment marque sa décadence et son épuisement.


Scène III.


MÉPHISTOPHÉLÈS, sortant des saules, ALBERTUS.
méphistophélès.

Si le meunier avait baissé la pelle de l’écluse au moment où Hélène prononçait les paroles sacramentelles, la coïncidence fortuite serait un prodige beaucoup plus étonnant que le fait naturel dont vous avez été témoin.

albertus.

Encore ce juif ! Il me suit comme mon ombre ; que le soleil se couche ou que la lune se lève, il est sur mes talons… Maître Jonathas, vous prenez beaucoup d’intérêt, ce me semble, aux perplexités de mon esprit ?