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LES CÉSARS.

se remue aujourd’hui contre lui ; nous l’avons jugée amie de notre nature, douce et facile souveraine : ce n’est pas assez, nous l’avons trouvée admirable, vertueuse, divine. Il ne nous suffit pas qu’on nous laisse jouir ; il faut qu’on nous admire et qu’on nous loue parce que nous jouissons. Cette exaltation pour la matière s’est élevée jusqu’à une sorte de mysticisme, et ce que les épicuriens de l’antiquité n’avaient pas connu, la chair a eu ses ascètes, ses dévots, ses illuminés, ses moines.

Nous sommes en progrès sur nos ancêtres ! Nous avons appris à réduire à leur juste valeur ces choses dont ils s’étaient follement épris, l’intelligence, la pensée, l’ame ! nous avons remis les choses en leur place, et prosterné notre esprit devant les sublimités de la matière ! Il est bien vrai qu’en faisant prédominer la pensée sur le corps, le christianisme a remporté une immense et universelle victoire au profit du monde qu’il a conquis, qu’il a sauvé, qu’il a renouvelé ; il est bien vrai encore que, par le même principe, dans des millions d’hommes, il a remporté sur les vices, c’est-à-dire sur tout ce qui, dans chaque homme, nuit au bien de tous, il a remporté des millions de victoires ; tout cela est vrai. Mais tout cela est de ce passé que nous laissons à pleines voiles derrière nous : pendant ces vingt derniers siècles, l’intelligence n’a travaillé que pour fonder dans l’avenir auquel nous touchons le règne de la chair déifiée.

Cela nous mène loin des anciens philosophes. S’ils vivaient aujourd’hui, ils scandaliseraient notre religion par leurs anathèmes contre les sens, ces hommes qui avaient la folie de mettre tout leur orgueil dans l’intelligence et la vertu, et qui ignoraient le véritable sujet d’orgueil de l’homme, la satisfaction extérieure. Figurez-vous un Sénèque, qui, prenant le mot de chair dans le sens chrétien, est le premier à dire « que, loin de mettre dans la chair sa félicité, l’ame doit soutenir contre elle un grand combat[1]. » Figurez-vous un Épictète, pauvre diable qui, lui, mettait bien ses leçons en pratique, et, misérable esclave, se laissait casser la jambe par son maître, et qui dit en langue chrétienne : — « Détache-toi de toute chose, de ta coupe, de ton champ, de tes enfans, de toi-même ; rejette tout cela, purifies-en ton intention, ne laisse s’attacher à toi rien de ce qui ne t’appartient pas véritablement, de ce qui s’agrége à toi par l’habitude, et ne se laisse arracher qu’avec douleur[2]. » Figurez-vous un

  1. Animo cum carne grave certamen (Ad Marc. 24.) Non est summa felicitas in carne ponenda. (Ep. 74.)
  2. Dissertationes apud Arrianum, IV, 4.