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son orgueil, comme vous ? est-ce, comme vous, de sa science ? comme vous, de sa richesse ? Tout au contraire, s’il se glorifie, c’est de sa faiblesse et de sa misère. S’il est fier, c’est d’être méprisé et sans puissance. S’il a quelque gloire, c’est la croix de son maître, car son maître, pour me servir de l’expression d’un ancien, « est mort d’un supplice qu’on ose à peine nommer, il a été mis en croix[1]. » Au milieu de tout cela, comment est-il populaire quand vous ne l’êtes pas ? Comment lui, qui est né d’hier, qui n’a pas eu de devancier, a-t-il déjà plus de disciples que vous, et des disciples pris parmi les hommes les plus livrés aux sens, les moins ouverts à la pensée ? Quel est ce mystère, Sénèque ? Je voudrais avoir le temps de développer ces pensées ; dans la triste époque que je raconte, il y a si peu de choses consolantes pour l’humanité ! Cette agonie du monde antique est si désolante, qu’il serait permis à l’écrivain pour sa consolation, quand il ne lui serait pas ordonné pour la vérité de l’histoire, de jeter parfois les yeux sur la naissance du monde nouveau. Qu’il me suffise aujourd’hui d’avoir montré comment dès le principe se posent à côté de l’impérialisme de Caligula et de Tibère, ce dernier fruit de la corruption antique, les deux puissances qui doivent, l’une le miner, l’autre le soutenir, toutes deux se combattre sur ses ruines : le christianisme et la philosophie ; l’un, tout nouveau dans le monde (car des élémens épars de vérité qui se sont concentrés en lui, n’empêchent pas de lui reconnaître son unité propre, nouvelle, divine, grand fait dont toute l’histoire dépose), né d’une seule foi, et sans avoir trente ans d’existence, présentant au monde une doctrine plus complète que personne ; l’autre, au contraire par son insuffisance, sa contradiction, son inégalité, sa faiblesse, laissant voir que tout ce qu’elle possède de vérité ne lui est donnée que par reflet. Comment le christianisme résoudra-t-il les problèmes que nous venons de poser ? Je voulais le dire, mais l’espace me manque, et d’ailleurs c’est l’histoire de quatre siècles au moins, histoire dont ces faibles travaux seraient à peine la préface.

Depuis le temps de Sénèque, d’ailleurs, la question s’est déplacée. Nous ne sommes plus si fiers ; nous sommes moins orgueilleux de la puissance humaine, moins confians dans notre courage ; nous nous faisons une philosophie plus commode. À notre façon et non à celle de Sénèque, nous prétendons suivre la nature. La chair, ce vieil ennemi du christianisme qu’il a tenu si long-temps sous son pied,

  1. Hérodote, III, 123.