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passage, le siècle s’y précipite : vous et vos devanciers, vous voudriez bien contenir son élan, régler le suicide, faire qu’on ne se tuât que raisonnablement ; prétention étrange et impuissante ! « La philosophie elle-même, vous le dites, vient en aide[1] » à cette folie de la mort dont vous parliez tout à l’heure, et la dernière conclusion de la science comme de la société, c’est l’acte héroïque, l’acte suprême de l’égoïsme, le suicide, qui rompt tout lien, annihile tout devoir et laisse toute chose sans garantie contre l’homme. Si c’est là votre dernier mot, philosophe, si l’antiquité que vous savez si bien, ne vous a rien appris de mieux, laissez-nous chercher ailleurs.

Votre sagesse ne se rebute pas des apparences de la pauvreté, il est des jours où, par une fantaisie de votre vertu, au milieu de vos richesses, vous vous mettez à essayer de l’indigence, couchant sur la dure, habitant une cellule d’esclave, vivant à deux as par jour. Vous n’aurez donc pas dédaigné peut-être un simple corroyeur qui, ces dernières années, vint à Rome ; un Juif, homme de pauvre mine, de mauvais langage, de peu de science, qui, à travers les barreaux d’une prison, endoctrinait quelques Juifs ou quelques Grecs, homme que dans son pays on avait fouetté, mis en prison, enfin chassé, et à qui votre gracieux maître Néron a fini par faire trancher la tête. Les docteurs de l’antiquité eussent méprisé ce roturier de la science, comme ils disaient ἰδιωτικὸς ; vous, Sénèque, vous avez un plus franc amour de la vérité ; vous êtes allé entendre cet homme, vous l’avez vu comparaître devant Néron : que disait-il donc ?

Je ne vous demande pas seulement quelle était sa morale : que sont les préceptes s’ils n’ont pour appui que l’autorité de la bouche d’un homme ? Mais quel fondement donnait-il aux siens ? Comment expliquait-il ce contraste, qui fait le vice de votre doctrine, entre notre raison qui fait trouver la vertu bonne, et la nature qui nous fait trouver le vice si commode ? Comment fortifiait-il l’intérêt de la société qui a besoin de justice, de modération, de probité chez les hommes, contre leur intérêt particulier, qui les pousse au larcin, à l’iniquité, à la satisfaction d’eux-mêmes ? De ce problème qui nous tient en doute et qui cependant n’est pas indifférent aux choses de la vie, de la mortalité ou de l’immortalité des ames, que pensait-il, Sénèque ? Et si sur ce point il satisfaisait les nobles instincts de votre esprit, donnait-il à votre raison des preuves plus certaines que les preuves insuffisantes pour vous de Pythagore et de Platon ? Arri-

  1. Ep. 23.