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demander à la vertu humaine de grands sacrifices, il faudrait faire comprendre qu’ils sont nécessaires ; il est beau d’imposer de sévères devoirs, mais il faudrait en dire le motif. Sénèque est dur à l’homme ; il ne croit pas notre courage faillible. Il a pour nos souffrances des consolations pires que la souffrance. « Tu es malheureux : courage ! la fortune t’a jugé son digne adversaire ; elle te traite comme elle a traité les grands hommes[1]. On te mène au supplice : courage ! voilà bien les croix, le pal qui va déchirer tes entrailles, et tout le mobilier du bourreau ; mais voilà aussi la mort. Voilà l’ennemi qui a soif de ton sang ; mais auprès de tout cela, voilà aussi la mort[2]. Que la mort te console. »

Voyez de quelle étrange façon, dans son exil, ce tendre fils console sa mère : il lui rappelle tous ses autres malheurs, la perte d’un mari, celle d’un frère, et « ce sein qui avait réchauffé trois petits-fils recueillant les os de trois petits-fils. » — « Me trouves-tu timide ? J’ai fait étalage de tous tes maux devant toi. Je l’ai fait de grand cœur, je ne veux pas tromper ta douleur, je veux la vaincre… » « Oui, ta blessure est grave. Elle a percé ta poitrine, pénétré jusqu’en tes entrailles. Mais regarde les vieux soldats qui ne tressaillent même pas sous la main du chirurgien, et lui laissent fouiller leur plaie, découper leurs membres, comme si c’étaient ceux d’un autre. » Vétéran du malheur, « point de cris, de lamentations, de douleurs de femme. Si tu n’as pas encore appris à souffrir, tes maux ont été sans fruit. Tu as perdu tous tes malheurs[3] ! »

Et de même pour toutes les mères et toutes les douleurs. « La perte d’un fils n’est pas un mal. C’est sottise que de pleurer la mort d’un mortel. Le sage peut bien perdre son fils : des sages ont tué le leur. » Voilà tout ce qu’il a de consolations pour la gémissante famille humaine. Il ne faut pas non plus que la vertu trouve quelque satisfaction en elle-même ; il ne faut pas qu’on la recherche pour le plaisir intérieur qu’elle procure. Comme Dieu, Sénèque élève durement l’homme de bien. Il défend qu’on ait pitié de lui[4]. Enfin son suprême modèle est le sage de Zénon, l’homme que n’atteint aucune faiblesse, aucune passion, aucune sympathie humaine, parfait jusqu’à l’insensibilité, Dieu moins la bonté et la miséricorde.

  1. De Providentiâ, 3.
  2. Ad Marciam Consolatio, 20.
  3. Ad Helviam Consolatio.
  4. Nunquàm boni viri miserendum. (De Providentiâ, 1.)