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humeur y domine, moins marquée que dans Sterne, que plusieurs chapitres rappellent toutefois[1] ; mais j’y verrais plutôt en général la grace souriante et sensible de Charles Lamb. On surprend les lectures, les goûts du jeune officier, son ame candide, naturelle, mobile, ouverte à un rayon du matin, quelques rimes légères (nous en citerons plus tard), quelque pastel non moins léger, sa passion de peindre et même au besoin de disserter là-dessus : « C’est le dada de mon oncle Tobie, se dit-il. » Dante peignait déjà comme on le pouvait faire en son temps ; André Chénier peignait aussi : quoi de plus naturel qu’on tienne les deux pinceaux ? M. de Maistre a beaucoup plus peut-être réfléchi et raisonné sur celui des deux arts auquel il ne doit pas sa gloire : il manie l’autre sans tant d’étude et d’analyse des couleurs. Mais même pour la peinture, et malgré l’air de dissertation dont il se pique au chapitre XXIV du Voyage, ç’a été surtout un moyen pour lui de fixer en tout temps des traits chéris, un site heureux, une vallée alpestre, quelque moulin égayant l’horizon, quelque chemin tournant près de Naples, le banc de pierre où il s’est assis, où il ne s’asseoiera plus, toute réminiscence aimable enfin des lieux divers qui lui furent une patrie.

La douce malice du Voyage se répand et se suit dans toutes les distractions de l’autre, comme il appelle la bête par opposition à l’ame ; l’observation du moraliste, sous air d’étonnement et de découverte, s’y produit en une foule de traits que la naïveté du tour ne fait qu’aiguiser. Qu’on se rappelle ce portrait de Mme Hautcastel (chap. XV), qui, comme tous les portraits, et peut-être, hélas ! comme tous les modèles, sourit à la fois à chacun de ceux qui regardent et a l’air de ne sourire qu’à un seul : pauvre amant qui se croit uniquement regardé ! Et cette rose sèche (chap. XXXV), cherchée, cueillie autrefois si fraîche dans la serre un jour de carnaval, avec tant d’émotion, offerte à Mme Hautcastel à l’heure du bal, et qu’elle ne regarde même pas ! car il est tard, la toilette s’achève ; elle en est aux dernières épingles ; il faut qu’on lui tienne un second miroir : « Je tins quelque temps un second miroir derrière elle, pour lui faire mieux juger de sa parure ; et, sa physionomie se répétant d’un miroir à l’autre, je vis alors une perspective de coquettes, dont aucune ne faisait attention à moi. Enfin, l’avouerai-je ? nous faisions, ma rose

  1. Le chapitre XIX, où tombe cette larme de repentir, pour avoir brusqué Joannetti, et le chapitre XXVIII, où tombe une autre larme, pour avoir brusqué le pauvre Jacques, sont tout-à-fait dans la manière de Sterne.