Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 18.djvu/299

Cette page a été validée par deux contributeurs.
295
REVUE. — CHRONIQUE.

sort qu’il fournit à nos auteurs qui ne craignent pas de faire peser toute une pièce là-dessus ? Dans la vie, c’est autre chose : on est entre soi, deux mots expliquent tout. « Vous êtes inquiet, dirait Mlle de Belle-Isle au chevalier ; allons donc ; sachez (mais ne le dites pas) que je n’ai point passé la nuit ici ; j’ai promis de ne pas dire où je suis allée ; j’ai donné ma parole à Mme de Prie ; ne me pressez pas trop, car je vous dirai tout. — Vous insistez, vous paraissez douter : Raoul, je suis allée, cette nuit, à la Bastille… Faites que je ne vous ai rien dit. » Mais toute la force du serment s’est réfugiée de nos jours à la scène. Les prédicateurs eux-mêmes ont d’ordinaire enseigné qu’on n’était pas obligé de tenir les sermens téméraires : qu’importe ? un serment est toujours sacré dans ce monde théâtral, même de la régence ; on l’observe judaïquement. À mesure que le serment politique perd de sa valeur, le serment dramatique gagne en inviolabilité ; c’est ainsi que la littérature exprime souvent la société, par le revers : on fait des bergeries au siècle de Fontenelle ; on immole sur le théâtre son bonheur à la lettre d’un serment, dans le siècle où la parole d’honneur court les rues et où l’on lève la main sans rien croire.

L’habileté de M. Dumas n’en est que plus grande d’avoir fait marcher son drame, sans coup férir, à travers ces invraisemblances, et d’avoir tenu constamment en haleine le spectateur sans lui laisser le temps de regimber. Les scènes se suivent, s’enchaînent, en promettent d’autres : on veut aller ; on est curieux de savoir, on ne s’attarde pas à chicaner en arrière. Le quatrième acte est très heureusement rempli. Le personnage du duc de Richelieu, si bien joué par Firmin, y a tous les honneurs. Les deux meilleurs caractères de la pièce, les plus vrais d’un bout à l’autre, me semblent Richelieu et la marquise. Ce que celle-ci ne prend guère la peine de dissimuler en air cru, dur et matériel, peut bien n’être pas très élevé et très idéal, mais ne sort pas de la comédie et rentre tout-à-fait dans la vérité. Le moment où, écrivant au roi pour son compte, elle laisse reconnaître au duc son écriture, et répond à ses étonnemens, sans cesser d’écrire, par ce brusque : Vous ne devinez pas ! ce moment et cette parole achèvent le caractère. Quant au chevalier, c’est un frère d’Antony et de tous ces sombres héros modernes de la scène et du roman ; il a dès l’abord une vraie mine funèbre, un langage d’après Werther ; le duc de Richelieu et lui ne sont pas du tout contemporains. On s’en aperçoit bien, dans la scène du défi, à la surprise du duc, quand l’étrange proposition lui est faite de jouer sa vie sur un coup de dé. J’ai dit que la pièce de M. Dumas était un drame moderne accollé à une comédie de la régence : le drame et la comédie sont en vis-à-vis dans cette scène, la comédie et le duc de Richelieu y ont le dessus heureusement.

Le rôle de Mlle de Belle-Isle a du touchant ; il en aurait davantage sans cette réticence invraisemblable dont on lui sait mauvais gré. Sans dire même où elle a passé la nuit, il lui suffisait tout d’abord de protester qu’elle ne l’avait point passée dans l’appartement, pour tranquilliser le chevalier. Il y a dans le rôle de très beaux momens, dont Mlle Mars tire le parti qu’elle sait