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grand contrat d’alliance des peuples européens ? Non, messieurs. Quand la guerre serait dans toutes les autres parties de la société moderne, je dis que l’art resterait désormais un terrain sacré où viendraient s’amortir toutes les haines, pour ne plus laisser paraître que l’unité d’un même esprit de famille. Au-dessus de la région de nos passions, de nos luttes intérieures et extérieures, au-dessus des grands champs de bataille de nos pères, planent désormais comme un chœur unique, les Dante, les Shakspeare, les Racine, les Corneille, les Voltaire, les Calderon, les Gœthe, qui, environnés de leurs créations immortelles comme eux, s’unissent dans un même esprit ; et, quelles que soient les querelles de l’avenir, tous ensemble se tenant par la main, ils se présenteront toujours entre les rangs ennemis, comme les Sabines entre les armées du Latium, pour rappeler aux peuples déchaînés les uns contre les autres qu’ils font partie d’une même cité, d’une même famille, que leur parenté ne souffre plus de divorce, et que c’est une guerre impie que la guerre des frères contre les frères.

Est-ce à dire qu’il faille tout admettre sans discussion et ramener tous les monumens de l’imagination humaine au niveau d’une même égalité forcée et mensongère ? Loin de là, ce que je voudrais conclure de tout ce qui précède, c’est que l’art est un sanctuaire dans lequel il ne faut entrer qu’après une sorte d’épreuve intérieure. Laissons sur le seuil nos passions, nos préjugés, nos discordes, si nous le pouvons. N’aspirons qu’à la lumière, à la beauté, à la vérité, à la liberté suprême. Partout où elles se trouveront, soyons sûrs que là est la patrie immortelle de notre intelligence. Au lieu de rejeter la critique, je voudrais, au contraire, que chacun de nous, avant de l’appliquer ici, commençât par l’exercer sur lui-même. En effet, les monumens des arts sont le dernier effort de l’homme pour s’élever au-dessus de sa condition terrestre. C’est, après la religion, son aspiration la plus haute. Pour l’observer et le juger dans cette sublime occupation, ne convient-il pas de nous dépouiller nous-mêmes de nos propres misères ; et, avant de faire comparaître devant notre propre conscience les plus pures imaginations du genre humain, ne devons-nous pas chercher à nous orner intérieurement de cette beauté morale que chaque homme peut toujours découvrir en lui-même ? Travaillons donc, comme dit Pascal, à bien penser. Ce sera là toujours la meilleure des rhétoriques.

Conçu dans cet esprit, ce cours, si le temps et les forces nécessaires pour l’achever me sont accordés, devrait être une histoire de la civilisation par les monumens de la pensée humaine. La religion surtout est la colonne de feu qui précède les peuples dans leur marche à travers les siècles ; elle nous servira de guide. Mais la religion marche environnée de la poésie et suivie de la philosophie : je ne l’en séparerai pas. Cultes, législations, arts d’imitation, littératures, systèmes de philosophie, industrie même, ces choses sont désormais indivisibles. Joignez à cela que les plus nobles pensées des peuples ne sont pas toujours celles qui ont été exprimées par les lettres. Les traditions orales s’élèvent souvent à une hauteur où les monumens écrits n’atteignent