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SALON DE 1839.

Reynolds, attribue cette opinion, moins répandue chez nous cependant, à la quantité de mauvais ouvrages de ce genre dont on a sans cesse la vue fatiguée. Lorsqu’un portrait rappelle les traits d’une personne illustre ou chérie, le peintre fût-il médiocre, son œuvre se conserve avec soin ; tandis que les mauvais tableaux d’histoire disparaissent bientôt, on ne sait comment. « Un bon portrait, c’est toujours M. Northcote qui parle, c’est un caractère ; il y a autant de difficulté à le deviner et à le rendre qu’à représenter une figure idéale. » Personne ne niera que Molière, par exemple, en écrivant le rôle du Bourgeois gentilhomme, n’ait produit une œuvre aussi belle que Racine en traçant celui d’Achille ou d’Agamemnon.

Il faut, en effet, une sagacité toute particulière pour peindre le portrait, et l’on remarquera en passant, que tous les maîtres en ce genre ont été hommes d’esprit et aimés de la bonne compagnie, non-seulement pour leur talent, mais encore pour leur mérite personnel : Holbein, Titien, Van-Dyck, Velasquez, sir Joshua, sir Thomas Lawrence… Je pourrais encore citer bien des noms si ceux-là ne rendaient pas d’autres exemples inutiles.

Veut-on une preuve de cette sagacité indispensable au peintre de portraits ? Lorsque sir Thomas Lawrence exposa le portrait de Curran, la surprise fut grande de voir une figure aussi laide, transformée par son art au point de devenir agréable, et cela sans que la ressemblance fût le moins du monde altérée. Il faut savoir qu’après plusieurs séances, sir Thomas n’avait pu parvenir à tirer le moindre parti de ces traits ingrats et presque ignobles, lorsque le hasard le fit assister, avec Curran, à un dîner politique. On vint à parler de l’Irlande. Curran, froid jusqu’alors, s’anime soudain ; il tonne contre les oppresseurs de sa patrie ; ses yeux brillent du feu de l’éloquence, et son ame sublime s’y peint toute entière. Cependant sir Thomas le contemplait en silence, et ses yeux ne se détachaient pas de ceux du tribun irlandais. « Je vous ai bien mal peint, dit-il, mais je crois maintenant vous tenir. Donnez-moi encore une séance. » Curran y consentit ; sir Thomas le remit sur l’Irlande, l’échauffa de nouveau, retrouva l’inspiration de la veille, et parvint à lui donner l’expression du génie qui efface toute laideur. — C’était un talent de ce grand artiste d’amuser son modèle, de l’intéresser par sa conversation. Il déclamait admirablement, et je sais bien des beaux yeux qu’il a fait briller en récitant des tirades de Roméo et Juliette. — Une fois, c’est une époque mémorable pour moi, car je montrais à sir Thomas mon premier portrait