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LES CÉSARS.

jure impunément les ondes du Styx, le dieu dont le nom ne se prononce pas sans que la terre tremble[1].

La seule puissance morale qui sorte de tout cela, c’est donc encore celle de la religion, non pas, sans doute, une force de conviction, mais une force d’habitude. Mêlée à toute chose, parce qu’elle n’est gênante en rien, aux affaires, aux spectacles, aux jeux, aux plaisirs ; identifiée avec la poésie et les arts, familière et commode habitante de tous les foyers domestiques, convive indulgente de toutes les tables, vieille amie de toutes les familles, elle entre pour quelque chose dans toutes les affections, dans toutes les coutumes, dans toutes les convenances de la vie ; on ne s’aborde pas sans que les paroles habituelles du salut ne la mettent en tiers avec les deux amis ; pour se déshabituer d’elle, il faudrait se déshabituer de toute chose, secouer sa vie publique, sa vie de famille, rompre avec tout, et c’est ce que les chrétiens seuls ont su faire.

La religion n’est, au gré de l’homme, ni trop bonne, ni trop mauvaise ; si peu grave et si peu morale qu’elle soit, elle donne quelque satisfaction à ses inclinations élevées, lui ménage quelque moyen de prier, de se purifier, d’honorer ses morts, chose que la philosophie ne fait pas, et d’un autre côté, elle ne gêne aucun vice, n’est scandalisée d’aucune prière ; ce qu’on n’ose dire aux hommes, on le demande aux dieux. On se fait conduire par le gardien du temple jusqu’auprès de la statue, on lui parle à l’oreille ; qu’un homme s’approche et l’on va se taire : « Oh ! si de belles funérailles allaient enfin emporter mon oncle ; si je biffais du monde le nom de cet enfant au défaut duquel je dois hériter ; il est infirme, bilieux, que ne meurt-il donc pas ! Heureux Nérius, qui vient d’enterrer sa troisième femme ! » — « Prières marchandes, ajoute Perse, pour lesquelles on vient prendre les dieux à part ; » et ce ne sont pas les plus honteuses. « Belle Laverne, déesse des voleurs, donne-moi de tromper, donne-moi de paraître juste et saint[2]. » On invoque les dieux pour le succès d’un adultère ; on consulte l’oracle sur l’efficacité d’un poison ; qui espère un veuvage, prend un devin pour conseiller ; qui veut séduire une femme, emploie les prêtres comme

  1. An ille
    Compellandus erit quo nunquàm terra vocato
    Non concussa tremit…
    Indespecta tenet vobis qui Tartara, cujus
    Vos estis superi, stygias qui pejerat undas ?

    (Lucain, Pharsale, VI.)

  2. Horace.