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maine[1], plaint Dieu, s’il est un Dieu, de ne pouvoir faire cesser en lui le malheur de l’existence et de n’avoir pas même la consolation du suicide.

C’est que (et ceci est une vérité générale qui peut expliquer l’alliance si fréquente de la superstition et de l’athéisme) le fait dominant de cette société, le grand médiateur de toutes ces contradictions, le dogme le moins vaguement conçu dans ce siècle est le fatalisme. On ne croit pas aux dieux et on croit au sort. On désespère de fléchir l’avenir, on veut au moins le connaître, et plus on croit ses lois mathématiquement inébranlables, plus dans les songes ou les présages on a d’espoir de les découvrir. D’une bonne vie et de prières candides que peut-on attendre ? Rien. Des incantations, des immolations sanglantes, des purifications hideuses, on espère encore quelque chose. On a mis toute force hors de soi-même et de l’intelligence ; on demande la force à ce qui est étrange, mystérieux, inintelligent, parce que, malgré tous les systèmes que l’homme peut se faire sur l’immutabilité des lois du sort, il faut toujours qu’il demande et qu’il espère, et croie aux sorciers, s’il ne croit pas en Dieu.

Je citais Pline tout à l’heure. Dans sa misanthropie d’athée, il met assez bien le doigt sur la plaie. « Le culte des dieux, abandonné par les uns, est ignoble et honteux chez les autres ; et pourtant entre ces deux doctrines, l’espèce humaine s’est fait un moyen terme, une sorte de dieu qui confond davantage encore toutes nos idées de Dieu ; en tout le monde, à toute heure, toutes les voix invoquent la fortune, et pour jeter plus de doute sur ce qu’un dieu peut être, le sort est devenu notre dieu. » Ce dieu n’est plus une des riantes divinités de l’Olympe ; dieu sombre, aveugle, entouré de toutes les ténèbres et de toutes les terreurs du fatalisme, l’horreur de son nom fait trembler les autres dieux. Son habitation n’est pas au ciel ; elle est au-dessous de la terre, au-dessous des enfers, au fond des abîmes où se perd la pensée. Le Tartare est le ciel pour lui. C’est le dieu qui par-

  1. « Au milieu de tout cela, l’aveugle humanité se laisse enlacer par tant de doutes, que la seule chose certaine, c’est que rien n’est certain, et que rien n’est comparable à la misère de l’homme, ni à sa superbe. Aux autres animaux, il n’est qu’un souci, c’est de vivre, et la nature y suffit libéralement, doués ainsi du suprême avantage de n’avoir à penser ni aux richesses, ni à la gloire, ni aux honneurs, ni surtout à la mort… La nature humaine, au contraire, n’a que des consolations imparfaites… et Dieu lui-même ne peut ni accorder l’éternité aux mortels, ni, ce qui est le plus grand don qu’il ait fait à l’homme dans cette vie si misérable, se donner la mort s’il le veut. » (Pline, Hist. nat., II, 7.)