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pensait à son public de l’Opéra, à ses amis, à la France, où il ne pouvait plus rentrer parce qu’un autre y chantait.

Sur ces entrefaites, sa voix vint à le trahir à plusieurs reprises. Dès ce moment, il tomba dans une sombre mélancolie : chaque jour une goutte de plus tombait dans le vase d’amertume, et quand son cœur fut plein, il se tua. Cruelle mort ! qui n’est point, comme on l’a prétendu, le résultat d’un instant, mais de deux années d’angoisse et de morne tristesse. Qui peut savoir, en effet, tout ce qu’il a souffert, cet homme, avant d’en être venu à se briser le front sur le pavé ? Ceux qui disent qu’un chanteur qui se tue parce qu’on le siffle n’est que ridicule, en parlent bien à leur aise. Ce n’est pas le rang qu’il faut considérer, mais l’ambition refoulée ou déçue qui fait les mêmes ravages dans tous les cœurs. Que le but soit sérieux ou non, cela regarde le monde et la postérité, mais ne saurait en aucun point modifier le désespoir de celui qui le manque. Le comédien souffre autant que l’empereur, plus peut-être ; car au moins l’empereur dans l’exil a pour se consoler cette sympathie orageuse du monde pour les grandes afflictions. Mais le comédien dépossédé, on le prend en pitié ; s’il se tue, on rit de sa mort. De quoi ne rit-on pas ? Nous ne sommes pas de ceux qui aiment à déclamer sur le suicide et maltraitent les morts sous prétexte de faire la leçon aux vivans. Que signifie de venir discuter froidement de pareils actes qui se consomment la plupart du temps en dehors de toute espèce de logique et de liberté ? Cependant il est impossible de ne pas reconnaître, dans les causes qui ont poussé Nourrit au suicide, la déplorable influence de certains travers de notre temps. Nourrit avait en lui un malheureux penchant vers les idées philosophiques, dont avec sa nature ardente, généreuse, enthousiaste, mais faible, il devait tôt ou tard être victime. Toutes les théories qui se trouvaient, toutes les doctrines nouvelles, il les adoptait sans méfiance ou plutôt sans critique, pourvu qu’elles vinssent parler à son noble cœur de vertu sociale et d’humanité. De là certaines idées qu’il apportait dans son art, dans sa mission, comme il disait lui-même ; et c’est en s’exagérant ainsi toute chose qu’il devait vivre et mourir. Comme il s’imaginait accomplir une œuvre sociale en jouant la Muette ou Robert-le-Diable, sitôt que sa voix ou le succès lui ont manqué, il ne s’est plus trouvé digne de vivre parmi les hommes ; tout cela dans la générosité de son ame, et pourtant il avait envers la société de plus sérieux devoirs à remplir en dehors du théâtre : il était père de famille ! Voilà où l’on en vient avec ces misérables théories qui ne servent qu’à féconder l’orgueil. Chacun se croit appelé à régénérer le monde ; celui-ci avec son piano, celui-là avec sa voix ; puis, à la première déception, le vertige vous prend, et l’on se tue. Ne vaut-il donc pas mieux chanter comme font les Italiens, chanter pour la musique et non pour la philosophie, avoir moins d’art peut-être, mais à coup sûr plus de poésie vraie et de naturelle inspiration ; être moins humanitaire, mais plus homme ?


H. W.

V. de Mars.