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pourvoir les Sarrasins, par échange ou par commerce, de munitions de guerre, de fer, de chanvre, de pois, de clous, de cordes, de bois, d’armes, de galères, de vaisseaux. Déjà les intérêts positifs conspiraient contre la religion. Rien n’était plus propre à assurer le succès d’une croisade que la coopération de l’empereur grec. Innocent III employa tout pour déterminer Alexis à prendre part à la guerre contre les ennemis de la foi. Il lui envoya des légats pour négocier tant avec lui qu’avec le patriarche, au sujet de la délivrance du Saint-Sépulcre et de la réunion des deux églises ; mais le ton hautain des lettres du pape choqua l’empereur. « Si Jérusalem est au pouvoir des gentils, répondit-il, c’est une preuve que Dieu est toujours irrité contre les crimes des chrétiens, et que la parole du prophète : Ils règnent pour eux et non par moi, car ils ne me connaissent pas, s’applique aux rois. Quant à la réunion avec l’église romaine, la meilleure union consisterait à voir chacun renoncer à sa volonté personnelle. Au surplus, si le pape veut soumettre les doctrines controversées à l’examen d’un concile, l’église grecque s’y trouvera. » Mais rien ne décourageait Innocent dans ses projets de croisade ; il continua de solliciter les puissances de l’Europe ; il peignit de nouveau au roi de France les malheurs de Jérusalem ; il lui dit qu’il devait non-seulement permettre aux croisés de partir, mais les y forcer. Il envoya des pouvoirs étendus à Foulques, curé de Neuilly, ardent missionnaire qui enflammait de son éloquence les populations de France et des Pays-Bas. Enfin, la noblesse se leva encore une fois pour la délivrance des lieux saints, et envoya demander des vaisseaux à Venise pour le transport de l’armée chrétienne en Orient. Mais ici s’ouvre une scène nouvelle qui devait former un notable contraste avec les triomphes des chrétiens à Jérusalem et à Ptolémaïs.

Parmi les trois villes d’Italie qui alors rivalisaient de puissance, Pise, Gènes et Venise, c’était la cité de saint Marc qui avait le plus de forces et d’avenir. Elle avait déjà lancé sur mer des flottes de deux cents vaisseaux ; elle étendait son autorité sur toutes les côtes de la Méditerranée ; elle commerçait avec Constantinople, où même les Vénitiens possédaient quelques rues spécialement habitées par eux ; avec Naples, la Sicile, avec le roi d’Arménie. La foire de Venise devint bientôt la plus riche et la plus fréquentée de l’Europe ; c’était le dépôt des produits de tous les pays des trois parties de la terre. Au moment où les croisés envoyèrent des députés à la république, elle nourrissait contre Constantinople d’ardens désirs de vengeance, et Dandolo, qui, à quatre-vingt-dix ans, avait toute la vivacité d’un