Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 18.djvu/102

Cette page a été validée par deux contributeurs.
98
REVUE DES DEUX MONDES.

Alfred, il doit y avoir une exception pour les artistes. Ce n’est pas toujours chez eux que se trouve l’impartialité. Pour moi, étranger aux différentes factions artistiques de Paris, je dirai avec candeur mon impression au sujet des deux tableaux exposés cette année par M. Delacroix ; mais je me hâte de déclarer que je n’ai nullement l’intention de juger l’auteur en dernier ressort. S’il fallait essayer d’apprécier son talent d’une manière plus générale, je voudrais discuter d’autres de ses ouvrages, et notamment le beau plafond qu’il a exécuté au palais Bourbon.

No 524, une femme assise, le menton appuyé sur sa main repliée, contemple avec attention un panier rempli de figues qu’apporte un paysan, espèce de satyre à la Jordaens. En apercevant un petit serpent qui rampe entre les fruits, on devine aussitôt le sujet : c’est Cléopâtre se préparant à la mort. Pour peu qu’on se souvienne de Plutarque, ce serpent au milieu de ces figues donne aussitôt la clé de cette composition ; mais, pour le spectateur sans mémoire, l’expression de la Cléopâtre est tellement vague, qu’il ne saura, je pense, deviner quelle pensée l’occupe. Au reste, l’expression de sa situation n’est pas facile à déterminer, ou, pour mieux dire, il y en a tant, que tout artiste serait embarrassé pour faire un choix. Comme je ne vois nulle crainte, nul dégoût sur les traits de Cléopâtre, je présume qu’à force de regarder l’aspic, elle s’est déjà familiarisée avec l’aspect de ce vilain reptile, et ne songe plus qu’à s’en servir comme d’un instrument de destruction. Telle est, je pense, l’intention de M. Delacroix. Ainsi son expression serait l’expression du suicide. Mais en existe-t-il une ? Je l’ignore, et j’avouerai qu’à mon sentiment, le suicide est plus du ressort du poète que du peintre, car c’est une succession de pensées qui le détermine, et du moment qu’il y a succession d’actions ou de pensées, il n’y a plus de peinture.

Au surplus, ces observations ne s’adressent qu’au choix du sujet. Si j’arrive à en examiner l’exécution, j’avouerai que l’attitude de Cléopâtre me paraît décidément fausse. En présence d’un animal dangereux qui s’agite, personne, pas même celui qui se sert de cet animal pour se tuer, ne prendra une attitude de repos pour le contempler. Le plus déterminé suicide veut mourir par un acte de sa volonté ; il ne se soucie pas d’être prévenu. Dans notre théâtre, il est de tradition que l’actrice chargée du rôle de Cléopâtre regarde l’aspic à certaine distance, les deux mains sur les bras de son fauteuil et se soulevant à demi. Cette attitude est la traduction des idées que je viens d’émettre.