Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 18.djvu/10

Cette page a été validée par deux contributeurs.
6
REVUE DES DEUX MONDES.

naître ; rien n’est triste comme de rire de tout : l’ironie, vraie quelquefois lorsqu’elle est dans la forme, est toujours menteuse lorsqu’elle est dans la pensée. Dieu me garde de descendre à cette fausse et misérable philosophie qui, ne sachant ni pleurer, ni sourire, ricane de toute chose, et de jamais prendre sérieusement en moquerie ces deux grandes œuvres du créateur, la raison de l’homme et le cœur de l’homme.

Je vous ai dit naguères les faits d’un demi-siècle. Je veux remonter et en reprendre les idées. Sous ce nom, j’entends toute chose, — religion, philosophie, morale, — qui élève l’homme du momentané au perdurable, du particulier au général, de l’abstrait au concret (pour cette fois pardonnez-moi ce langage). Les idées, je persiste à le croire, bien qu’à force de la redire on ait poussé cette vérité dans la banalité et le mensonge, les idées gouvernent le monde ; comprises du petit nombre, agissent sur le grand. La révolution de 89, amenée par des livres, a été faite par des gens qui ne savaient pas lire.

Dans cet ordre de faits, l’évènement dominant de cette époque est la naissance du christianisme ; mais il faut voir ce qui le précéda.

Le temps d’Auguste et de Tibère fut un temps perdu pour les idées. Le premier les avait vues s’agiter dans les guerres civiles ; il trouvait en elles un levain d’aristocratie républicaine. Le second les tenait véhémentement soupçonnées de renouer quelque unité entre les hommes et de réparer en quelque chose cette dislocation sociale sur laquelle il fondait son pouvoir. Sous leurs successeurs, il en fut de même. Toute doctrine leur demeura suspecte ; de là l’exil des philosophes, la ruine des Juifs, la persécution des chrétiens, peut-être même la destruction des druides ; l’aversion pour la Grèce, d’où venaient les idées, et qui n’avait jamais vécu sans en remuer quelqu’une ; enfin la prépondérance de l’esprit matériel et militaire. Tout ce qui avait une apparence de philosophie ou un air de nationalité était en mauvaise odeur auprès du matérialisme romain et du cosmopolitisme impérial.

Ce que nous appelons une religion, c’est-à-dire un corps de doctrines et de traditions sacrées, réalisées par des cérémonies régulières, des devoirs stricts et un enseignement moral, cela n’était pas. Cela se trouvait-il dans les mystères, ou du moins dans quelques mystères ? c’est un sujet grave et que je n’examine point. Mais ces mystères n’étaient point pour tous, ou quand ils furent pour tous, ce caractère-là disparut. Dans la croyance publique et populaire, il y avait des traditions plus ou moins respectées, plus ou moins admises, plus ou moins