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HISTOIRE DE FRANCE.

le génie de Corneille. Les spectateurs applaudissent avec transport les vives passions, les nobles sentimens, dont le principe est dans leur ame, dont l’expression est sur la scène. Tout le vieux théâtre meurt le jour où le Cid paraît : dans l’opinion et dans le langage, l’idée du Cid et celle de la perfection se confondent[1] ; c’est un nouveau type du beau, auquel on compare désormais les productions de l’esprit, pour en reconnaître la valeur. L’enthousiasme du public est partagé par Balzac et par beaucoup d’écrivains. Mais les auteurs dramatiques réclament et protestent. Les habitudes d’esprit dans lesquelles ils ont vieilli, un goût perverti par le préjugé, le chagrin de se voir éclipsés, leur font voir partout des énormités dans le Cid. Richelieu a le malheur de se ranger de leur parti ; car, pour être grand politique, ardent promoteur des arts libéraux en général, pour écrire même avec habileté en prose, l’on n’est pas bon juge de la poésie et du théâtre. Richelieu est homme, d’ailleurs glorieux et vindicatif par excellence, blessé des corrections faites par Corneille à la comédie des Tuileries, blessé plus au vif des procédés de sa dure liberté. Dans cette disposition d’esprit, il ferme les yeux sur les beautés du Cid, grossit ses défauts, s’irrite de son succès, le défère à l’Académie pour être jugé, et, si l’on veut adopter l’expression de Boileau, il se ligue contre cette merveille naissante.

Mais veut-il sévir contre Corneille, ou bien engager seulement un jeu d’esprit, et faire débattre une thèse de littérature, comme il soutenait lui-même des thèses d’amour chez la duchesse d’Aiguillon ? En s’attaquant au Cid, cherche-t-il à atteindre l’homme, ou même l’homme de lettres ? Dirige-t-il une persécution, ou provoque-t-il une critique ? C’est ce qu’il s’agit d’examiner. Dans le débat sur le mérite du Cid, et dans la polémique qu’il soulève au commencement, Richelieu ne voit « que des contestations d’esprit agréables, des railleries innocentes, et il prend bonne part au divertissement » Ce sont les termes dont se sert l’un de ses familiers, l’un des confidens de ses plus secrets sentimens. Corneille ne considère pas autrement la chose. Richelieu a traduit le Cid à la barre de l’Académie : ce corps veut que l’auteur reconnaisse sa compétence avant d’ouvrir le procès, et lui demande s’il entend se soumettre à sa juridiction. Corneille répond : « Messieurs de l’Académie peuvent faire ce qu’il leur plaira ; puisque vous m’apprenez que Monseigneur serait bien aise d’en voir le jugement, et que cela doit divertir son Éminence, je n’ai rien à dire[2]. » Peu après, dans la chaleur de la dispute engagée entre Corneille, Mairet et Scudéri, des injures on passe aux provocations, et Richelieu craint que les effets ne suivent les menaces. Il s’interpose aussitôt, protége Corneille contre ses adversaires, et annonce à ceux-ci qu’ils auront à se défendre contre son ressentiment, s’ils font aucune violence au poète. Quoiqu’il ne travaille plus pour lui, et qu’il

  1. On connaît l’expression proverbiale du temps : « Cela est beau comme le Cid. »
  2. Lettre de Boisrobert à Mairet, 5 octobre 1637. — Lettre de Corneille à un académicien.