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l’on se rabatte en désespoir de cause et où l’on maintienne le drapeau. Ou, pour parler moins haut et plus à l’unisson de la nature, en fait de morale, je suis comme Mme de Charrière : il me suffit qu’il y ait quelque chose dans quelqu’un.

Mme de Charrière eut, ce semble, une vieillesse assez triste et qui renfermait stoïquement sa plainte. Ame forte et fière, comme on l’a pu voir par un fragment de lettre, cité au commencement et qui se rapporte à sa fin, elle s’était faite aux nécessités diverses de la société ou de la nature. Elle s’appliquait tout bas ce qu’elle a rendu avec un accent pénétré, éloquent, en cet endroit des lettres de sa Constance : « … Mme de Horst (quelque dame d’Osnabruck) y était (dans la compagnie) ; elle se plaignit de son état, de son ennui. —Et moi, suis-je sur des roses ? dit l’émigrée en souriant. — Mme de Horst fut la seule qui ne l’entendit pas. Eh bien ! voilà une obligation que les gens sensibles et judicieux ont au deuil qui couvre l’Europe : ils rougiraient de parler de leurs pertes particulières ; ils dissimulent des maux légers et de petites humiliations. Depuis plus de trois ans, je vois, j’entends Gatimozin partout, et la plainte commencée meurt sur mes lèvres, et, dans le silence auquel je me force, mon ame se raffermit. »

Elle avait peu compté sur l’amour, elle n’avait pas désiré la gloire ; mais, lors même que la raison fait bon marché des chimères, la sensibilité sevrée se retrouve là-dessous et n’y perd rien. Ce doux jardin du pays de Vaud et la vue de ces pentes heureuses ne l’avaient qu’à demi consolée ; l’anneau mystérieux du bonheur était dès long-temps enseveli pour elle dans l’abîme des lacs tranquilles. Sa santé se détruisait avant l’âge. Elle cessa de respirer le 27 décembre 1805, à trois heures du matin : depuis plusieurs jours, elle n’avait pas donné d’autre signe de vie. Elle n’avait que soixante-quatre ou soixante-cinq ans environ. Son mari lui survécut ; c’est ce que j’en ai su de plus vif.

J’avais été mis depuis long-temps sur la trace de Mme de Charrière par la lecture des Lettres de Lausanne ; mieux informé de toutes choses par rapport à elle, durant mon séjour dans le pays, j’aurais cru manquer à une sorte de justice que de ne pas venir, tôt ou tard, parler un peu en détail d’une des femmes les plus distinguées assurément du XVIIIe siècle, d’une personne si parfaitement originale de grace, de pensée, et de destinée aussi ; qui, née en Hollande et vivant en Suisse, n’écrivait à la fin ses légers ouvrages que pour qu’on les traduisît en allemand, et qui pourtant, par l’esprit et par le ton, fut de la pure littérature française, et de la plus rare aujourd’hui, de celle de Gil Blas, d’Hamilton et de Zadig.


Sainte-Beuve.