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l’original de M.  et de Mme de Bompré ; en fait de roman, on y entend peu la raillerie. Une Mme Caillat, née de Chapeaurouge, se fâcha et réclama par une brochure contre l’application qu’on lui faisait : son mari s’était tué en effet. Dans une lettre écrite à un respectable pasteur, et qu’elle environna de toutes sortes d’attestations et de certificats en forme signés des bannerets, baillis, châtelains et notaires[1], elle s’attacha à démontrer qu’il n’y avait eu chez elle, à Aubonne, ni cheval vendu, ni chien tué, ni portrait déplacé. On eut beau la rassurer, l’auteur du roman eut beau lui écrire pour prendre les choses sur le compte de son imagination, pour l’informer avec serment qu’il n’avait en rien songé à elle, elle imprima tout cela ; et, en dépit ou à l’aide de tant d’attestations, il resta prouvé pour le public de ce temps-là que l’anecdote du roman était bien au fond l’histoire de la réclamante. Mme de Charrière, dans les Lettres qu’elle a ajoutées au Mari sentimental, n’est nullement entrée dans cette querelle. Mais elle a montré le côté inverse et plus fréquent du mariage, une femme délicate, sentimentale et incomprise ; le mot pourtant n’était pas encore inventé. Mistriss Henley, personne romanesque et tendre, épouse un mari parfait, mais froid, sensé, sans passion, un Grandisson insupportable, lequel, sans s’en douter et à force de riens, la laisse mourir. Ce qu’il y a de plus clair à conclure, c’est qu’entre ce Mari sentimental de M. de Constant et cette Femme sentimentale de Mme de Charrière, l’idéal du mariage est très compromis ; ce double aspect des deux romans en vis-à-vis conduit à un résultat assez triste, mais curieux pour les observateurs de la nature humaine. Dans ces lettres de mistriss Henley, il y a plus que des pensées aimables et fines ; la mélancolie y prend parfois de la hauteur, et je n’en veux pour preuve que cette page profonde :

« Ce séjour (la terre d’Hollowpark) est comme son maître, tout y est trop bien ; il n’y a rien à changer, rien qui demande mon activité ni mes soins. Un vieux tilleul ôte à mes fenêtres une assez belle vue. J’ai souhaité qu’on le coupât ; mais, quand je l’ai vu de près, j’ai trouvé moi-même que ce serait grand dommage. Ce dont je me trouve le mieux, c’est de regarder, dans cette saison brillante, les feuilles paraître et se déployer, les fleurs s’épanouir, une foule d’insectes voler, marcher, courir en tous sens. Je ne me connais à rien, je n’approfondis rien ; mais je contemple et j’admire cet univers si rempli, si animé. Je me perds dans ce vaste tout si étonnant, je ne dirai pas si sage, je suis trop ignorante. J’ignore les fins, je ne connais ni les moyens, ni le but, je ne sais pas pourquoi tant de moucherons sont donnés à manger à
  1. Lettre à M. Mouson, pasteur de Saint-Livré, près d’Aubonne, ou Supplément nécessaire au Mari sentimental.